Lahaussois, Christine (dir.): Delft : faïence, 27x35 cm, 224 pages, 200 ill. couleur, ISBN 978271185325, 80 euros
(Rmn, Paris 2008)
 
Compte rendu par Anne Lajoix
 
Nombre de mots : 2441 mots
Publié en ligne le 2009-05-18
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          L’histoire européenne de la céramique est celle d’une fascination active pour les porcelaines « des Indes et de la Chine ». Pour la comprendre, il faut saisir sur le long terme l’évolution de l’histoire du goût, les découvertes et les données économiques qui influèrent sur les mentalités des nombreux acteurs impliqués. C’est aux Pays-Bas qu’il revient d’avoir créé un marché européen pour cette porcelaine à décors bleu et blanc, apparue sous le règne de Wan-li (1573-1620). Lorsqu’est créée en 1602 la Compagnie des Indes orientales, ou VOC, Amsterdam devient une grande cité portuaire d’où sont disséminées les épices, les denrées asiatiques et, bien sûr, les porcelaines chinoises. Dans son introduction, consacrée au « contexte européen qui a entouré l’essor de Delft » (p. 13-15), Christine Lahaussois rappelle d’emblée qu’en 1646 sont débarquées trois cent mille pièces environ, soulignant – enfin – l’antériorité par rapport au XVIIe siècle, réputé l’âge d’or de la faïence néerlandaise : « Ceux-ci [les faïenciers] se placent dans la longue quête de l’arcane de porcelaine car toute l’histoire de la céramique en Europe relève de la fascination pour le mystère oriental, et si l’on parle de la route de la soie, l’on pourrait aussi parler de la route de l’ambre nordique [et aussi de la route du cobalt]. En fait, il y avait eu un premier « échange » au VIIIe siècle entre Moyen-Orient et Asie, au moment où le monde islamique avait inventé ce revêtement brillant et blanc, appelant un décor peint, baptisé chez nous “émail”. La résurgence extrême-orientale apparaît vers 1520 avec les décors “alla porcellana” sur certaines productions italiennes dites “majoliques”. Mais alors, les majoliques peintes relèvent plus de l’évocation que de l’interprétation ou imitation directe et les rivalités entre centres de production déterminent de nouvelles inventions et donc de nouveaux styles, dont les formes savantes relèvent de l’orfèvrerie et de l’art de cour. À l’initiative de François II de Médicis (1544-1560), mécène-arcaniste, est produite pendant une quinzaine d’années, la première porcelaine européenne dite “tendre” [dite ainsi au XIXe siècle] car sans kaolin. »

          Le plan de cet ouvrage permet de comprendre l’essor de la faïence « façon Chine » inventée à  Delft vers 1630 et l’évolution de cette production, grâce aux spécialistes européens qui ont contribué à affiner cette histoire complexe, en raison d’un vocabulaire propre aux arts du feu, désignant les mêmes matières mais s’adaptant en quelque sorte à l’usage, au temps et au lieu de production.

 

          Comme toute l’Europe, la Hollande avait importé et imité les majoliques italiennes du XVe et du XVIe siècle. Le célèbre traité de Piccolpasso, vers 1557, évoque le rôle de Guido di Savinio et de ses fils, originaires de Castel-Durante près d’Urbino, puis établis à Anvers dès avant 1508. De leurs ateliers sont sortis des pavements, véritables et luxueux tapis polychromes, dont celui de l’abbaye d’Herkenrode, de 1532, avec ses carreaux carrés entourés d’autres hexagonaux, selon la tradition espagnole. La vogue italienne avec le pavement de Fère-en-Tardenois, vers 1540-1541, qui vient d’être attribué à Guido. Ces interprétations sont alors désignées comme les « majoliques néerlandaises », mais il s’agit toujours de terre nappée d’un émail stannifère cuisant « blanc » seulement sur la face et vernis au plomb au revers (p. 30-39). En l’occurrence, les glissements de vocabulaire ne correspondent pas à des « glissements » de matière mais reflètent plutôt le souhait de présenter un produit fini dont l’apparence serait proche du « mot », par exemple lorsque la majolique néerlandaise s’efface devant la faïence dite « porcelaine de Hollande » au cours des années 1630-1660, avec un décor en bleu et blanc lorsque Delft prend le parti de s’accorder avec les porcelaines importées par la VOC. Le changement réside successivement dans l’abandon du revers verni au plomb, donc la pièce est nappée d’émail stannifère des deux côtés, puis dans le décor à figures chinoises et enfin, dans le raffinement technique qui consistait à recouvrir l’émail stannifère du kwaart, [couverte plombifère finale], secret bien gardé de l’extrême brillance.

          À la disparition de Verstraeten père, en 1655, et du fils, en 1657, correspond l’effacement de Haarlem : Delft devient alors la capitale de la faïence où le processus très élaboré de fabrication, terres fines, moulin à émail, et les six manufactures initiales formaient les bases d’une grande expansion et les faïenceries se substituèrent alors aux brasseries. Nommons quelques manufactures aux enseignes évocatrices : Hendrick van Gogh & Elisabeth Suycker (« Le Plat de porcelaine » puis la « Couronne de porcelaine »), Claes Jansz van Staeten & les frères Dirck (« Le Paon »), Peter Jeronimusz von Kessel  (« Le Bateau doré ») et son fils (« Les Trois Tonneaux de cendre dorés »).  

          Notons que jusqu’en 1680, il n’y a pas de marques (déposées et connues) pour les vingt-cinq fabriques en activité. Pour être au plus proche du vœu de « porcelaine », les adaptations et les améliorations techniques sont détaillées au long de différents chapitres : un blanc pur, un bleu pervenche qui sont le but des années 1660-1680, but quasi-atteint puisque le derniers tiers du XVIIe siècle voit « le triomphe de la faïence au Nord de l’Europe ». En 1660, Johannes Vermeer (Delft 1632-1675), fut reçu maître et sa peinture a influencé les faïenciers car ils étaient côte à côte à la Guilde de Saint-Luc : ainsi fleurirent les plaques à décor historié, véritables tableaux de faïence.  Les princes européens, au cours du dernier quart du XVIIe siècle, exposent les faïences delftoises mêlées aux porcelaines chinoises originales, comme le Dauphin, fils de Louis XIV, à Versailles, en 1689, avec ses 381 « porcelaines ».

          C’est à Marie II Stuart (1662-1695), que revient l’impulsion donnée aux faïenciers (p. 88-97). Avant même le règne de Guillaume III (1689), les Anglais achetaient de la faïence de Delft [jusqu’en 1720] (p. 98-101). Mariée à Guillaume III depuis 1677,  Marie II Stuart aménage Hampton Court avec des faïences à décor bleu et blanc, inspirées des gravures de Marot et du fameux « Trianon de porcelaine » de Versailles [en faïence]. Nombreux sont les vases de jardin,  les jattes à lait, les carreaux ou les pyramides proches des modèles du mobilier d’argent de Louis XIV. Les commandes exceptionnelles, comme les services entiers, figurent sur les buffets, à côté des plats d’apparat en argent : celui monogrammé du duc de Schleswig, celui du Grand–Électeur, Hessen-Kassel, celui du stadhouder Frederik Hendrik (1595-1647) et d’Amalia von Solms (1602-1675), dont le cabinet de porcelaine en 1673 présentait environ mille deux cents pièces et qui fut imitée par ses quatre filles (p. 76-81). Ainsi, après 1690, la faïence de Delft devient un des éléments de prestige social et politique et apparaît comme une alternative à la porcelaine de Chine ; les décors sont exécutés sur commande. La demande des acheteurs et l’assurance des faïenciers est telle qu’au triomphe du camaïeu bleu suit « Le triomphe de la couleur » lors du premier tiers du XVIIIe siècle (p. 80-121).

 

          Les faïences de Delft, présentes dans tous les foyers néerlandais de 1650 à 1750, avaient un public national mais étaient aussi exportées dans toute l’Europe, par bateaux vers la mer Baltique, la Suède, notamment pour la reine Hedwig Eleonora de 1668 à 1692 et, malgré les guerres, en Allemagne ou encore en France, notamment pour Philippe d’Orléans, dont la trace est conservée par le vase armorié à couvercle conservé au Musée national de Céramique de Sèvres (p. 76-81).

          Les trente années suivantes retracent les solutions esthétiques - et donc techniques – que les faïenciers trouvent face à la double concurrence, celle de Chine dont les porcelaines abondent alors grâce aux importations et celle de Nevers, en France, alors à son apogée, rivale, pourtant loin de la parfaite fidélité hollandaise au modèle chinois. Même la création de la Compagnie française des Indes, en 1663, basée à Lorient, n’oriente pas la production de Nevers vers une stricte imitation des modèles chinois. En revanche, les centres faïenciers de Rouen, de Moustiers et de Saint-Jean-du-Désert seront de vrais concurrents en s’orientant vers l’art de la table au XVIIIe siècle. Dès 1697, la manufacture de porcelaine [tendre] de Saint-Cloud devient aussi une concurrente avec des décors bleus et blanc mais sur pâte translucide.

          Comme les porcelaines fabriquées à Meissen dès 1720 et peintes en miniature dans le goût oriental par Johann G. Höroldt et sa statuaire ne pouvaient être imitées à Delft, les faïenciers néerlandais proposèrent alors de nombreuses variations dans les thèmes, les formes et les couleurs. Dans les fours de moufle [four permettant des cuissons à très basses températures], on put pratiquer une « technique mixte » (p. 116-121), et ajouter sur faïence stannifère du rouge et de l’or, utilisés pour des décors d’inspiration asiatique, Chine et surtout Japon jusqu’en 1694, mais aussi européenne, vers 1680 environ (p. 162-167). La dernière explosion créatrice marque la double décennie 1760-1780, lorsque le jeu sur l’ambiguïté de la matière est terminé car il s’agit de créer des objets européens divertissants. Restent les plaques décoratives découpées (p. 156-161), les séries d’assiettes à thème (Travaux des mois, Pêches), et les pots à tabac, liés à l’essor du commerce de cette plante (p. 174-197). La Guerre de Sept Ans (1756-1763) a désorganisé le commerce des porcelaines allemandes, produites à Höchst, à Meissen, à Nuremberg ou à Francfort, et favorisé les modeleurs de Delft qui exercèrent leur verve toute de charme, avant l’extinction progressive des fours, accélérée par l’occupation française.

 

          La création s’étiole dès 1800 - douze manufactures en activité puis en 1812, cinq en activité – jusqu’en 1850 (p. 204-209), avant la redécouverte des œuvres qui ont jalonné trois siècles hollandais, avec Alexandre Brongniart, directeur de Sèvres, qui fut le premier à exposer la faïence de Delft dans un espace muséal en dehors des frontières hollandaises, dès 1830 (p. 202-203), avec les collections formées par les dons dans les musées (Musées d’Art et d’Histoire de Bruxelles, Victoria & Albert Museum de Londres, Hambourg, Arts décoratifs de Paris et Rijksmuseum d’Amsterdam), les premiers dons vers 1880 aux musées américains (Philadelphia Museum of Art) et le rôle des Expositions Universelles de Philadelphie en 1876, de Boston en 1884 et de Chicago en 1893.

          L’activité de recherche autour de la Dellffse porceleyne a été jalonnée de nombreuses expositions où la découverte des archives importantes de la boutique et de l’atelier d’Adrian Bogaert à Haarlem, les fouilles archéologiques du palais de Het Loo, construit en 1686, les tessons datés ont permis analyses comparatives, classification et datation, notamment par Jan Daniël van Dam, et leur exposition en 1982-1983 à Leeuwarden. Ainsi alimentée, la recherche a considérablement progressé depuis une quinzaine d’années.

 

          La difficulté des ouvrages consacrés aux arts du feu, ici à l’un d’eux, la céramique et plus particulièrement à la faïence dite « de Delft », réside souvent dans une juxtaposition événementielle de dates, indispensable mais monotone, et l’inévitable aspect technique qui rebutent finalement le lecteur le mieux intentionné. La merveilleuse surprise de celui-ci, sobrement intitulé Delft – faïence, au-delà de son aspect luxueux et de ses photographies en grand format des faïences les plus importantes, est de proposer plutôt l’histoire d’une véritable aventure artistique et humaine, dont quelques synthèses rythment le cours au fil de la lecture. Celles-ci sont dues à la plume de Christine Lahaussois, ancienne chargée de conservation au Musée national de Céramique de Sèvres, qui a pénétré les arcanes de la faïence depuis longtemps, entourée d’une pléiade de spécialistes européens. Elle souligne avec raison combien « le parti illusionniste – brillant, fin, coloré  pris par les faïenciers hollandais, dépasse le trompe l’œil qui relève du pinceau ».

Un répertoire des marques (p. 218-221), et une abondante bibliographie (p. 222-223) terminent ce remarquable ouvrage qui a paru en même temps en français et en néerlandais, coédité avec le Fonds Mercator.

 

Table des matières :

1-1530-1630               Des coloris vifs, un trait libre, la majolique néerlandaise

Christine Lahaussois, « Entre terre vernissée et faïence », p. 18-21.

Claire Dumortier, « L’héritage des ateliers anversois Damiers, rosettes, feuillages et grenades », p. 22-29.

Pieter Biesboer, « 1570-1650  La Majolique des Pays-Bas du Nord », p. 30-39.

 

2-La majolique néerlandaise s’efface devant la faïence dite porcelaine de Hollande

Christine Lahaussois, « L’art du camaïeu », p. 42-45.

Jan Daniël van Dam, « L’invention de la faïence en Hollande », p. 46-49.

Jan Daniël van Dam, « Décors italiens et décors bibliques de l’atelier de W. Verstraeten », p. 50-53.

Jan Daniël van Dam, « Première floraison hollandaise marquée par la Chine, une production longtemps méconnue en dehors des Pays-Bas », p. 54-57.

 

3-1660-1680               Un blanc pur, un bleu pervenche

Christine Lahaussois, « Un large éventail de faïences pour le pays et les cours étrangères », p. 61-65.

Christine Lahaussois, « Harmonie à l’italienne », p. 66-69.

Hans Ressing, « Le marché pour la porcelaine de Delft en Allemagne & en Europe du Nord », p. 76-81.

 

4-1680/1690-1700          Le triomphe de la faïence au nord de l’Europe

Christine Lahaussois, « Le grand style et le goût oriental », p. 80-87.

Wies Erkelens, « la porcelaine royale de Delft », p. 88-97.

Reino Liefkes & Patricia F. Ferguson, « Faïences de Delft dans les collections anglaises », p. 98-101.

Marion van Aken Fehmers, « La « porcelaine » de Delft de style chinois», p. 106-111.

Jan Daniël van Dam, « Les grès rouge de Delft, le commerce du thé », p. 112-115.

Jacobien Ressing, « La première production en technique mixte L’ébauche d’un nouveau goût », p. 116-121.

 

5-1700-1725/30          Le triomphe de la couleur après celui du camaïeu bleu

Christine Lahaussois, « Un jeu céramique interactif », p. 126-128.

Christine Lahaussois, « Le décor dit cachemire, un répondant de style oriental aux broderies à la française  », p. 129-133.

Marion van Aken Fehmers, « Des fonds de couleur à la mode, bleu, noir ou vert olive », p. 134-139.

Christine Lahaussois, « 1700-1730 Le succès du Delft peint dans le goût du Japon  », p. 140-145.

 

6-1725/30-1760          Face à la concurrence, variations dans les thèmes, les formes & les couleurs

Christine Lahaussois, «  Mélange des genres, des styles et des techniques de peinture», p. 134-151.

Jacobien Ressing, « Les premiers décors en petit feu des émailleurs de Delft, une concurrence ambitieuse à l’Asie », p. 152-155.

Christine Lahaussois, « Un décor mural apprécié au XVIIIe siècle : la plaque décorative», p.  156-161.

Jacob Ressing, « Les décors de petit feu dans le goût des  porcelaines européennes, une production trop coûteuses », p. 162-167.

 

7-1760-1780               L’explosion créatrice avant l’extinction progressive des fours

Christine Lahaussois, «  La palette de grand feu dans tous ses effets », p. 170-174.

Joseph Estié, « Statuaire, trompe l’œil et objets insolites Les modèles hollandais », p. 174-188.

Joseph Estié, « Des productions spécifiques Les assiettes à thèmes … », p. 189-191.

Joseph Estié, « ... et les pots à tabac », p. 192-197.

 

8-1770-1850               Derniers sursauts & redécouverte

Christine Lahaussois, «  L’histoire singulière du Joueur de cornemuse en grès rouge de Delft », p. 200-201.

Christine Lahaussois, «  L’intérêt que porta Alexandre Brongniart aux faïences hollandaises », p. 202-203.

Adri Van der Meulen & Paul Smeele, « Une question de survie Les faïenciers de Delft durant la première moitié du XIXe siècle », p. 204-209.

Ella Schaap, « Une redécouverte en Europe et aux Etats-Unis Une collection exemplaire de faïence hollandaise ébauchée vers 1880 aux Etats-Unis, celle de Philadelphia Museum of Art », p. 210-215.

Christine Lahaussois, «  Un amateur anglo-saxon Une collection contemporaine de faïence hollandaise », p. 216-217.