Olesen, Henrik: Some Faggy Gestures, édition anglaise, 21 x 29,7 cm (broché, couv. en affiche pliée), 176 pages (96 ill. coul.), ISBN : 978-3-905829-46-4, 40 euros
(Zurich / Migros Museum für Gegenwartskunst, JRP|Ringier 2008)
 
Compte rendu par Sarah Bewick, Durham University
 
Nombre de mots : 1789 mots
Publié en ligne le 2009-11-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=664
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          Some Faggy Gestures de Henrik Olesen est à la fois un catalogue et un livre d’artiste. Il trouve en effet son origine dans une exposition, « Some gay-lesbian artists and/or artists relevant to homosocial culture born between c. 1300-1870 », qui a eu lieu au Musée Migros de Zurich en 2007. De cette exposition découle directement la structure du livre. Celle-ci, comme l’exposition, est partagée en sept « panneaux ». Chaque section du livre porte le titre d’un des sept panneaux qui composaient l’installation d’Olesen et correspond à son thème et à son contenu.

 

      Chaque section semble être une version miniature du panneau correspondant, ne se limitant pas cependant au format A4, portrait du livre. Les séquences d’images et de textes courent de pages en pages, dépassant les limites du livre pour créer un espace virtuel plus étendu. Cette impression est magnifiée par le choix d’Olesen de ne pas utiliser de pagination pour le corps de son livre ; seuls son introduction « Pre Post: Speaking Backwards » et l’appendice, qui enclavent les sept panneaux, sont numérotés. Le fait qu’il n’y ait pas de numérotation de page pour le corps du livre donne aussi l’impression d’un patchwork, renforcé par le collage utilisé par l’artiste. L’ensemble de chaque panneau de l’exposition semble être découpé en morceaux (verticalement et horizontalement) sur les pages du livre, comme pour donner une vision de gauche à droite du panneau, mais cette impression est trompeuse. Plus qu’un catalogue, c’est un vrai livre d’artiste ; le transfert et le découpage d’Olesen de sa propre œuvre pour ce livre n’est pas une représentation exacte de l’exposition - quelque chose de nouveau se crée.

 

         Le cadrage introduit par le choix de mise en page change notre réception possible de l’ensemble et l’interaction que les images et textes peuvent produire. Son découpage ne se limite pas à rediriger notre vision en fragmentant chaque panneau ; il enlève certaines parties des panneaux, inverse l’ordre d’autres éléments et répète certaines séquences d’images dans un plus grand format. Ce procédé s’accompagne de disparitions. Par exemple pour le Panneau III, où sont absentes les images regroupées sous le titre « Sex in America », alors qu’elles sont présentes dans la table des matières en tant que partie de l’exposition, et même notées comme sous-section.

 

          L’introduction est particulièrement intéressante, car elle fonctionne sur le même principe que le corps du livre. Son titre « Pre Post : Speaking Backwards » semble être une référence à la Postface atrophiée qui ouvre le Festin Nu de William Burroughs, dont nous reviendrons sur l’influence. Ce titre joue aussi sur l’idée d’inversion, de perception alternative - une idée-clé dans le travail d’Olesen. L’introduction est une suite de textes historiques et artistiques sur la culture homosexuelle. C’est la question que ces textes posent ensemble, qui s’avère importante pour notre lecture du livre. Olesen décrit les pratiques et codes historiques de certains cercles homosexuels, répertorie des lois et points de vues homophobes et des éléments de la vie de certains artistes homosexuels. À la fin de l’introduction, il utilise également la technique littéraire du Cut-up de William Burroughs sur un des extraits déjà proposés. Cette technique agence les mots et phrases aléatoirement pour créer un rapport alternatif entre eux et faire ressortir un nouveau sens de l’ensemble. Ce découpage est au centre de son exposition et réinvesti dans la création du livre.

 

          L’objectif du livre semble être encore plus clairement énoncé dans un extrait de l’avant-dernière section de l’introduction, intitulé « HTIMS KCAJ » (p. 22), par Craig Owens. Owens parle de la multiplicité des cultures qui existent dans une société et de la dissolution d’une idée uniforme d’une identité nationale. Il propose des lectures alternatives par rapport à cette multiplicité : « Suddenly it becomes possible that there are others, that we are ourselves an « other » amoung others. All meaning and every goal having disappeared, it becomes possible to wander through civilizations as if through vestiges and ruins. The whole of mankind becomes an imaginary museum ... » (Traduction : Tout à coup, il est possible qu’il y ait des autres, et que nous soyons nous-mêmes un autre parmi d’autres. Comme tout sens et but défini ont disparu, il est possible de déambuler à travers des civilisations comme si elles étaient des vestiges et des ruines. L’humanité dans son ensemble devient un musée imaginaire...). Le travail d’Olesen présente son musée imaginaire personnel, c’est une collection d’un type d’altérité : la sphère homosexuelle de l’art historique.

 

          Le livre tire son titre du Panneau IV « Some Faggy Getsures », au centre du livre ; c’est la section la plus courte - elle occupe seulement huit pages. Ce panneau est composé uniquement d’images juxtaposées sur un support noir. C’est le seul panneau qui n’offre pas de refuge aux mots, aux textes de références, notes de réflexion et liaisons pour tisser une logique d’ensemble. La cohérence se trouve dans le rapport qu’Olesen tente d’établir entre les images. Il invite ses lecteurs à la réinterprétation et recontextualisation de portraits d’individus comme composantes d’un ensemble plus large : un espace visuel qui traverse plus que 500 ans d’histoire du portrait d’hommes nobles et qui trouve son liant dans la gestuelle et l’expressivité attribuée aux figures. Olesen joue avec notre perception contemporaine des stéréotypes de l’homosexuel et de l’homosexualité, et propose une vision actuelle sur ces portraits du passé. Les séquences de portraits sont liées par une similitude dans les postures des modèles, dans les articulations de leurs bras ou dans l’expression faciale et souvent dans la manière dont ils sont habillés. Le titre « Some Faggy Gestures » cherche à provoquer une lecture du panneau où nous retrouvons des gestes et expressions, répétés comme des motifs qu’on devrait intégrer dans un contexte homosexuel. Un portrait photographique de Freddie Mercury est placé à la fin de ces séquences en format plus petit que les autres images et en couleurs très sombres, pour qu’il ne se différencie pas beaucoup du fond noir ; néanmoins sa présence semble confirmer la volonté d’Henrik Olesen d’une telle lecture du panneau.

 

          Les images du panneau IV sont également utilisées pour la couverture du livre ; un poster recto-verso des séquences des images se plie pour couvrir le livre. La façon dont le poster est plié donne une première impression d’austérité ; le noir du fond domine la couverture et seuls deux portraits sont entièrement visibles. C’est uniquement en le dépliant que nous découvrons une suite de portraits frappant par leurs ressemblances. Ici encore, le découpage du panneau par l’artiste, et sa pliure, permettent de nouvelles articulations sémantiques entre les images et séquences des images que se crée le spectateur. L’importance qu’Olesen donne au Panneau IV dans son livre est claire. C’est à partir de ce panneau que nous pouvons comprendre la logique visuelle qui dirige l’œuvre entière. Olesen a choisi des portraits parfois très célèbres, comme le portait de Napoléon Bonaparte d’Ingres, avec le but affirmé de les remettre dans le rang, de les noyer dans une masse visuelle. La taille de la reproduction des portraits et leur multiplicité permettent d’effacer leur contexte originel et individuel pour créer un contexte collectif.

 

          Dans l’appendice du livre, nous retrouvons un article qui parle de l’intentionnalité de l’artiste abordant ce sujet : « Olesen consciously deploys the collective power of pictures in his goal to create an art-historical reinterpretation »(p.171) (Olesen déploie d’un façon consciente le pouvoir collectif des images dans la poursuite de son but- créer une réinterpretation art-historique). Cette volonté ainsi que l’esthétique d’ensemble semblent rejoindre l’œuvre des années 20 d’Aby Warburg. Ces grands panneaux composés d’un collage d’images et de textes, sur un simple fond noir, sans uniformité ou pompe dans leur présentation rappellent la série Mnémosyne, qui cherchait aussi une remise en question sociale, économique et culturelle de l’art. Selon cet article d’Heike Munder, le rapprochement est tout à fait volontaire de la part d’Olesen.

 

          Olesen a passé plus de deux ans de recherche pour produire sa propre conception d’une histoire de l’art alternative, exprimée d’abord par son exposition, puis par ce livre : « Olesen creates a kind of genealogical tree of a European history of homosexuality » (p.170) (Olesen crée une sorte d’arbre généalogique de l’histoire européenne de l’homosexualité). Son processus de recherche est mis en œuvre dans « Some Faggy Gestures », sur deux double-pages consécutives. Sur la première, on voit des pages photocopiées de son livre de recherche pour ce projet, contenant des images et des textes ; puis sur la deuxième, on voit ces mêmes textes et images dans leur contexte final sur le panneau. C’est le cas pour un extrait de journal du XVIIIe siècle sur une artiste lesbienne (Anne Seymour Damer) et un certain nombre de portraits d’elle et de clichés de ses sculptures. Sur la double-page suivante, l’extrait et deux des images réapparaissent au milieu d’un matériel plus varié, montées sur le fond noir du panneau (VII) et juxtaposées à des informations et images sur une autre artiste, Rosa Bonheur. Bonheur et Damer sont traitées visuellement de la même façon. La répétition de ces textes et images permet au lecteur de voir son travail de sélection, mais aussi de se focaliser sur l’apport du contexte à notre réception des images.

 

          L’approche d’Olesen permet une réflexion sur l’art qui s’accorde avec une tendance générale de la culture anglo-saxonne depuis les années soixante-dix : une reconsidération des œuvres et des faits historiques à partir d’un groupe ou d’une partie d’une société non normative. Pour Olesen, le titre de son exposition énonce clairement sur quelle sphère son travail porte. Son livre, encore plus que son exposition, cherche une revalorisation de l’influence homosexuelle sur l’art, mais il semble qu’il soit lui-même conscient des limites que ce genre de travail peut avoir.

 

         Par l’insertion de certaines images qui n’ont pas à voir directement avec le reste, Olesen rajoute un côté humoristique et permet une prise de distance: « Olesen strikes a balance between seriousness and levity; the revision of art historical historiography according to aspects of sexual identity is pursued with an analytical and simultaneaously blithe view » (p. 171) (Olesen trouve l’équilibre entre le sérieux et la légèreté ; il propose une vision analytique et en même temps insouciante de la révision d’une historiographie art-historique selon des aspects de l’identité sexuelle). L’instance la plus évidente de cette tactique est la première série d’images qui apparaît sur le Panneau IV. Cette série est uniquement composée de deux portraits : le premier est un paon et le deuxième un coq mort pendu. Les deux ont un rapport léger avec tous les autres portraits groupés sous le titre « Some Faggy Gestures ». Le paon fait allusion aux stéréotypes montrés dans ces images d’une façon de s’habiller, perçue comme extravagante et efféminée. Le rapport avec le coq est un jeu linguistique pour des spectateurs anglophones, coq en anglais étant un homonyme de l’oiseau et du sexe masculin. Malgré ce type de prise de distance, le rapprochement systématique de l’identité sexuelle s’avère finalement limité. Cette façon de faire ne permet pas une vraie considération esthétique de l’ensemble et privilégie l’intentionnalité et la recherche de l’auteur et pas l’œuvre d’art originale.