Fara, Amelio: Napoleone Architetto. Nelle città della guerra in Italia
(Arte e archeologia, Studi e documenti 29), 21,5 × 32 cm, x-352 p.,
220 ill. h.t. dont 29 en couleurs. Relié. ISBN 978-88-222-5581-5, 150
euros.
(Leo S. Olschki Editore, Florence 2006)
 
Reviewed by Antonio Brucculeri, Université de Poitiers
 
Number of words : 2441 words
Published online 2009-02-13
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=704
Link to order this book
 
 

    La parution de cet ouvrage se situe dans le cadre d’un nouvel intérêt que l’historiographie manifeste pour l’impact de la culture, des compétences et des stratégies des militaires sur le développement et les transformations des villes entre les périodes moderne et contemporaine, thème auquel l’Associazione italiana di storia urbana, entre autres, a dernièrement consacré un colloque (Difese, costruite, amministrate. Le città e i militari in età contemporanea, Termoli, 20-22 septembre 2007). Amelio Fara considère les guerres napoléoniennes dans la péninsule en tant que conjoncture essentielle permettant de mesurer les multiples liens entre stratégies militaires et stratégies urbaines. L’auteur a voulu mettre en évidence les éléments de continuité et de rupture dans cette phase de transition de la conception des fortifications.

    Deux grands thèmes sont au cœur de ce volume : d’une part, l’évolution des centres urbains pendant et à travers les campagnes militaires conduites en Italie par Napoléon, d’autre part, la confrontation des ingénieurs militaires napoléoniens à l’histoire, sur la longue durée, de la construction de fortifications dans la péninsule italienne. L’« encombrant héritage » des fortifications de la période moderne, comme l’auteur le définit, héritage à la fois spéculatif et matériel, constitue la toile de fond de l’analyse des projets de défense des villes et du territoire mis au point dans les années 1799-1814. Le plan de l’ouvrage se caractérise par le choix de privilégier la lecture monographique des interventions dans chaque localité. Cela distille les hypothèses et les thèmes du livre, qu’on retrouve pourtant recomposés dans la synthèse de la conclusion.

    La première partie, véritable introduction de l’ouvrage, soumet au lecteur quelques prolégomènes significatifs : l’ébauche de la conception de la ville chez Napoléon par rapport à la manière bien différente dont Goethe envisage le cadre urbain, libéré de toute fortification ; le regard que Napoléon porte sur l’architecture militaire d’Ancien Régime ; la part essentielle que joue la cartographie dans le renouveau de l’approche de la défense territoriale et le clivage entre la démarche des officiers géographes et celle des officiers du Génie ; le rôle déterminant de l’École du Génie et l’enseignement de Pierre Antoine Clerc dans cet établissement ; enfin, les positions exprimées par François de Chasseloup de Laubat à propos des pratiques de fortification.
    La seconde partie, qui constitue le corps de l’ouvrage, propose un véritable « voyage dans les villes ou camps retranchés italiens ». Au-delà de la liste de localités (Alexandrie, Pizzighettone Gera, Mont-Cenis, Rocca d’Anfo, Peschiera, Mantoue, Porto Legnago, Palmanova, Osoppo, Venise, Ancône, Tarente, Livourne, Piombino, Portoferraio, Gênes, La Spezia) qui donnent leur nom aux chapitres de cette partie, la présentation d’une ville après l’autre permet à l’auteur de parcourir dans le détail les phases des guerres napoléoniennes et de retracer l’évolution de la stratégie de défense non seulement urbaine, mais aussi territoriale (il s’agit aussi du site stratégique de montagne, comme dans le cas de Mont-Cenis et de Rocca d’Anfo, voire du district maritime dans lequel la ville se situe, comme on le voit pour Venise et sa lagune ou pour La Spezia et le golfe homonyme). À travers la suite d’essais consacrés à chacune des « villes de la guerre de Napoléon en Italie », l’ouvrage illustre l’activité des ingénieurs du Génie, les positions et l’action de Napoléon tout au long de la campagne militaire, la place que le patrimoine des villes et de leurs fortifications occupe face aux nouveaux projets.

    Puisque l’étude du territoire est orientée vers la mise en forme des villes en tant que camps retranchés, les ingénieurs géographes ne sont pas les principaux acteurs de cette mise en forme : ce sont en fait les ingénieurs du Génie. Fara met en valeur la conception novatrice de l’instrument cartographique que diffuse l’École royale du Génie de Mézières, ensuite transférée à Metz (1794). Pendant la période napoléonienne, tout comme sous l’Ancien Régime, le Génie est une structure orientée à la fois vers l’organisation des activités de l’armée et vers le projet des fortifications et des bâtiments militaires en ville. La position dominante que le corps du Génie a acquise au lendemain de la période révolutionnaire n’est pas sans lien avec l’intervention directe de Napoléon dans la théorie et la pratique de l’architecture militaire. Son dialogue avec les ingénieurs du Génie se développe jusqu’à avoir une action déterminante dans la conception du système des fortifications à l’échelle urbaine et territoriale. L’ouvrage de Fara souligne et documente précisément l’interaction entre Napoléon et ces ingénieurs : c’est par là que l’auteur parvient à construire l’identité de Napoléon architecte. Les rapports que ce dernier entretient avec les ingénieurs sont attestés dans toute leur gamme, jusqu’à leur manifestation en termes d’interférence, voire de conflit : c’est le cas de l’éloignement temporaire (1806-07) de Chasseloup du poste de responsable du gouvernement pour les fortifications d’Italie.
    Napoléon participe au réaménagement du système de défense des villes concernées par les campagnes militaires. Fara cite les nombreuses notes que Napoléon rédige, dans lesquelles il donne aux ingénieurs militaires ses propres instructions pour le site de Palmanova, mais aussi pour Osoppo, Ancône, Portoferraio, jusqu’à établir un vrai questionnaire, en 1808, au sujet des exigences que le port et l’arsenal de La Spezia devront satisfaire dans le nouvel échiquier militaire. Dans ce dernier cas, Napoléon va jusqu’à demander la réalisation d’un plan-relief du territoire compris entre Porto Venere et l’anse de Le Grazie, tandis qu’il fait confier à Etienne Delmas le projet d’une ville neuve, la « Nouvelle Napoléon », sur le plateau de la Castagna.

    Conçue dans une stratégie surtout militaire, la ville apparaît donc comme une entité dont l’ancrage au territoire est très fort. Comme Fara l’écrit, alors que « dans les villes de la guerre de Napoléon en Italie les formes architecturales-stratégiques des camps retranchés se réalisent par une alternance d’arrêts et d’avancements dans l’élaboration du projet et dans l’exécution des travaux », cette alternance, elle, suit en fait l’évolution des campagnes militaires. Ce n’est pas tout. Contrairement, par exemple, à la conception de Chasseloup, qui voit les transformations des fortifications d’un centre urbain comme un projet accompli progressivement, Napoléon laisse en quelque sorte ouvertes plusieurs voies et réorganise sans cesse le rôle des centres urbains par rapport à l’évolution des lignes de frontière et des fronts de guerre. Ce qui fait que la ville est un élément plurifonctionnel du système de défense du territoire.
    Fara met en évidence une véritable organisation territoriale des villes de la guerre de Napoléon en Italie : elles sont distribuées le long des côtes de la péninsule et suivant l’axe stratégique du bassin fluvial du Pô. Les lignes d’action défensive contre l’éventualité d’une invasion autrichienne par le Nord-Est se conforment à l’orientation des affluents du Pô et des principaux fleuves qui traversent sa plaine et se jettent dans la mer Adriatique. Dans ce cadre, même le pourtour des villes est conçu en accord avec le projet des transformations de la défense territoriale.
    Fara en vient finalement à remettre en cause l’interprétation habituelle d’une évolution linéaire de la conception des fortifications. Cette interprétation implique le postulat du caractère superflu des remparts dans la logique de la guerre de mouvement. Elle comporte le principe prétendu de la démolition systématique des anciennes fortifications pendant la période napoléonienne. Or, le mérite de ce livre est de fournir une lecture plus complexe de la réorganisation de la défense territoriale. Cette réorganisation inclut à la fois la démolition de remparts et fortifications de villes éloignées des axes stratégiques de défense et de contrôle du territoire, la reprise d’éléments du dispositif des fortifications préexistantes et le projet ex nihilo d’un nouveau système de protection de la ville et du territoire. À ce sujet, la nouvelle défense de la ville piémontaise d’Alexandrie, projetée au détriment de l’enceinte et de la citadelle de Francesco Paciotto à Turin dont Napoléon demande la démolition, est exemplaire de cette réorganisation qui répond à une évolution des exigences de défense du territoire.

    C’est surtout l’articulation et la flexibilité de ce système de fortifications conçu à l’échelle territoriale qu’on retient de la lecture de l’ouvrage. Tandis que le concept de remparts considérés comme le seul moyen de défense du centre urbain est remis en cause, une conception plus complexe de la protection contre l’attaque de l’ennemi, engageant plus largement la dimension du territoire, se développe. Le cas de Mantoue est tout à fait exemplaire à cet égard. Aussi la création d’un système de lacs artificiels qui transforme les bassins naturels autour de la ville est prise en compte dans la définition du nouveau projet de défense urbaine. L’emprise sur l’environnement aquatique de la ville devient incontournable pour des raisons à la fois militaires et d’hygiène, quitte à interroger à ce propos les projets défensifs et d’assainissement d’Ancien Régime depuis la fin du Moyen Age jusqu’aux propositions d’Anton Maria Lorgna au XVIIIe siècle. De manière analogue, à Alexandrie déjà comme par la suite à Peschiera et à Porto Legnago, le régime des eaux qui entourent ou traversent le centre urbain est un élément décisif du nouveau projet de système défensif. La lagune vénitienne fournit l’exemple le plus emblématique concernant les enjeux de la réorganisation de la défense en milieu aquatique. Cette réorganisation se caractérise ici par la mise en relation avec le réseau de forts (Sant’Andrea, San Nicolò di Lido, San Felice) conçu dès le XVIe siècle par l’architecte Michele Sanmicheli et le capitaine Francesco Maria I della Rovere, encore élargi au XVIIe (Alberoni et San Pietro). Elle entraîne par ailleurs l’étude de nouvelles lignes défensives et l’intervention directe de Napoléon dans la conception d’ouvrages détachés dans le territoire environnant, tel que celui de Marghera.
    Dans le livre de Fara, l’étude de cette dimension territoriale de la défense va de pair avec la mise en valeur du renouveau des critères de restitution cartographique du territoire grâce à l’application des principes de la géométrie descriptive à la topographie. Néanmoins, la lecture homogène que l’outil des courbes de niveau horizontales équidistantes permet lorsqu’il s’agit en particulier de restituer l’orographie de sites comme Rocca d’Anfo, n’exclut pas le recours aux techniques, renouvelées, de la peinture dans le travail de certains officiers du Génie. La manière dont Clerc, juste avant d’être muté dans le corps des ingénieurs géographes (1809), emploie la couleur dans ses brouillons de terrain à La Spezia, pousse même Fara à y voir une anticipation du pointillisme polychrome que Georges Seurat expérimentera en 1884, alors que le même officier utilise parallèlement la méthode des courbes de niveau horizontales dans ses relevés. En même temps, la fonction stratégique de la cartographie est souvent très évidente. L’orientation même des cartes s’adapte aux stratégies des campagnes militaires, comme l’atteste l’exemple de Peschiera. L’officier du génie Aurineta dessine une carte de cette ville dont la partie supérieure est orientée entre l’Est et le Nord-Est, suivant l’axe du siège que Chasseloup dirigera le 30 décembre 1800.

    L’intérêt prépondérant pour le territoire n’empêche pas l’attention au projet architectural dans la ville : Fara l’explique très clairement et le montre à plusieurs reprises en ébauchant les traits d’une véritable politique de reconversion du patrimoine urbain. De nombreux projets de réutilisation des églises, des monastères, des couvents des villes conquises ainsi que la création de nouveaux bâtiments et espaces ouverts toujours en adéquation avec la vie à la fois civile et militaire du camp retranché, sont illustrés dans le livre de Fara. L’ouvrage montre dans quelle mesure l’action de Napoléon a à la fois transformé et intégré les centres urbains dans sa stratégie de défense territoriale. Dans le cas d’Alexandrie et de Legnago, par exemple, on arrive à décréter en 1802 la démolition de l’ancienne cathédrale car elle est située dans le cœur du système urbain et défensif : la place d’armes. Néanmoins, à Ancône ainsi qu’à Portoferraio, la transformation de la ville passe par l’adaptation de son ancien patrimoine aux exigences de la guerre en cours. A Portoferraio, le capitaine du génie Garin réalise le dépôt des vivres en subordonnant les nécessités militaires aux gabarits du centre ancien. Entre 1804 et 1806 les relevés de l’église et du couvent de Saint-François, du pavillon des Moulins, de l’église et de l’hôpital des Carmes sont exécutés. Ainsi, choisit-on d’incorporer les locaux du dépôt des vivres sous l’étagement qui précède la façade du complexe de Saint-François. Les nouvelles fonctions sont englobées dans les volumes préexistants. A Ancône, une vingtaine de couvents pourront être transformés afin d’accueillir des casernes, des bâtiments pour l’administration civile, une bourse, un séminaire, un hôpital civil, une prison, un petit arsenal et un lazaret. Le dessein du capitaine du génie Gouville de relier finalement son dernier dispositif de défense du centre urbain au tracé de la ville neuve (1813) fournira la base des plans d’agrandissement d’Ancône tout au long du XIXe siècle.

    L’étude minutieuse à la base du livre de Fara s’appuie sur une large enquête documentaire qui exploite à la fois des sources graphiques et des sources manuscrites. Sans compter les références dans les notes en bas de page (le renvoi à la correspondance éditée de Napoléon est évidemment très fréquent), les mémoires et les rapports manuscrits concernant les différentes localités sont systématiquement répertoriés à la fin de chaque chapitre de la seconde partie. Leurs citations dans le texte, parfois par de longs extraits, ralentissent par endroits la lecture de l’ouvrage. Dans ces cas, le rythme de la rédaction aurait pu tirer avantage de la transcription de ces extraits en annexe. Ces citations offrent néanmoins l’opportunité de plonger directement dans la lecture des documents. Quant aux sources graphiques, les deux cent vingt planches hors texte illustrant un corpus imposant de dessins et de cartes constituent, par ailleurs, une partie incontournable de l’ouvrage et un témoignage essentiel des recherches menées par l’auteur. Des restitutions accompagnent les développements du texte. Leur objet varie, que ce soit le schéma de reconstitution de l’iconographie manuscrite d’Alexandrie attribuée par l’auteur à Pompeo Robutti (réalisée après le siège français de 1657), le tracé des lunettes pour l’amélioration du front de fortification de Palmanova selon le projet de Napoléon, ou la distribution géographique et stratégique des villes saisies par les actions militaires. On n’oubliera pas de signaler, outre une bibliographie fournie et un index spécifique « des villes et des lieux fortifiés », la présence d’un glossaire d’architecture : concernant spécialement le dessin et le relevé militaires dans la période napoléonienne, ce glossaire est un outil permettant au lecteur moins averti de s’initier au lexique (en italien et en français) du projet et de la construction des fortifications à cette époque. Le soin éditorial apporté par l’éditeur Olschki, dont la qualité des planches en noir et blanc et en couleurs est à signaler, fait du volume de Fara un ouvrage précieux pas seulement pour son contenu, ce qui sera sans doute apprécié par les bibliophiles.