AA.VV.: Valadon - Utrillo. Exposition Pinacothèque de Paris, 6 mars - 15 septembre. 384 pages, 28 x 24 cm, 210 illustrations, ISBN: 9782358670012, 45 euros
(Pinacothèque de Paris, Paris 2009)
 
Compte rendu par Frédérique Desbuissons, Université de Reims Champagne-Ardennes
 
Nombre de mots : 2132 mots
Publié en ligne le 2009-08-11
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=717
 
 

     L’exposition Valadon Utrillo qui s’est tenue à la Pinacothèque de Paris entre mars et septembre 2009 réunissait deux peintres réputés davantage pour leurs frasques que pour le rôle joué par leurs œuvres dans le renouvellement des formes artistiques au tournant des XIXe et XXe siècles. Sans totalement rompre avec le mythe du couple fusionnel mère-fils, de l’artiste alcoolique et du Montmartre fin de siècle, son organisateur Jean Fabris entendait reconsidérer leur place dans l’histoire de l’art moderne et leur inscription dans le « territoire » de Montmartre. Jean Fabris étant tout à la fois le détenteur du droit moral de Valadon et Utrillo, le légataire universel de sa veuve Lucie Utrillo-Valore, et à l’origine de l’Association Utrillo, le catalogue publié à cette occasion a bénéficié d’une riche documentation mêlant archives, correspondances, photographies et cartes postales. Exceptionnellement « illustré » – encore que le terme soit faible pour qualifier ces compléments –, le lourd volume offre une forme de substitut commode à la visite de l’exposition. Il en reconduit d’ailleurs sur un mode narratif le parcours général dans sa partie « Catalogue », où selon la logique des « œuvres croisées », quatre tranches chronologiques scandent la carrière des deux artistes pour leur donner une intelligibilité. Ouvrant ce parcours, la section intitulée « Valadon du modèle à l’artiste, 1886-1909 » réunit les premières œuvres, graphiques puis picturales, de Marie-Clémentine Valadon, modèle d’atelier posant pour Puvis de Chavanne, Renoir et Lautrec (qui la baptisa d’un biblique « Suzanne »), pour ne citer que les plus célèbres de ses employeurs. « La révélation des deux peintres à Montmagny, 1906-1910 » met en parallèle ses tableaux aux motifs déjà variés avec les premiers paysages de son fils. Le jeune homme s’affirme avec plus de force dans « La période blanche : l’apogée d’Utrillo et l’épanouissement de Valadon, 1910-1916 », qui réunit ses plus célèbres œuvres aux tableaux désormais matures de Valadon, essentiellement des tableaux de figures et des portraits. Le décalage entre la réussite de l’une et la productivité mécanique de l’autre est pointé dans « La décadence d’Utrillo et la plénitude de Valadon, 1917-1937 », qui s’achève sur la conduite rachetée du fils après la disparition de sa mère. Précédant ce catalogue, six essais s’attachent à des thèmes que le croisement des deux œuvres permet de faire émerger : le premier interroge une situation individuelle, celle d’une fille du peuple et de son fils illégitime, et ses effets sur leurs trajectoires respectives (Marc Restellini, « Valadon et Utrillo, transgressions et chassés-croisés ») ; il introduit très logiquement à l’étude de la transformation du modèle en artiste et de sa thématisation dans la peinture (Jacqueline Munck, « Maria »), puis à la singularité d’un art véritablement « incarné », centré sur le corps à la fois sujet et agent de la création (Jean-Pierre Valeix, « Suzanne Valadon ou le corps rebouté »). Le chapitre incontournable consacré à Montmartre comme cadre et comme objet de la peinture (Sophie Krebs, « Montmartre, colline inspirée ? ») est suivi d’une réévaluation de la soi-disant « simplicité » de l’art d’Utrillo, entre idiosyncrasie et modernisme. L’article final de Jean Fabris (« Utrillo au purgatoire ») dénonce l’effacement du peintre au profit d’une figure mythifiée devenue la proie des littérateurs, et la nécessité du recours à la psychanalyse pour sonder en profondeur les ressorts de sa peinture. Il précède le fac-simile de l’« Histoire de ma jeunesse jusqu’à ce jour (1883-1918) » rédigé par le peintre pendant la guerre et le catalogue des œuvres exposées.

 

     La confrontation physique et intellectuelle des œuvres de Valadon et Utrillo constituait l’ambition première de cette exposition et de son catalogue. Ces deux artistes ont été précocement médiatisés et leurs œuvres ont donné lieu à une littérature abondante. Des biographies, des thèses, des expositions leur sont régulièrement consacrées. Pourtant, si aucun ouvrage consacré à Valadon ne peut ignorer Utrillo (et vice-versa), jamais leurs peintures n’avaient été précisément étudiées l’une par rapport à l’autre et situées conjointement dans l’histoire de l’art moderne. L’entreprise est de fait risquée, le principal écueil étant la prégnance des clichés qui privilégient le pittoresque sans rien apporter à la compréhension de leur œuvre. On se félicite donc que l’ouvrage s’inspire (quoique sans s’en réclamer) de l’histoire de l’art sociale en cherchant à articuler les caractéristiques d’un sujet (double) à une situation collective. Afin de faire contrepoids au mythe et à la romance, la peinture de Valadon et d’Utrillo est délibérément inscrite dans le champ artistique considérablement renouvelé de la Troisième République – ses marchands, ses critiques, ses réseaux amicaux et professionnels –, marqué par l’hégémonie moderniste et les débuts de l’institutionnalisation de l’Impressionnisme. Dès lors que l’on accepte de délaisser les jugements de valeur et les hiérarchies esthétiques, qui n’accordent à Valadon et Utrillo qu’une place secondaire dans l’histoire de l’art universitaire, on constate que les deux peintres offrent matière à étudier tout un ensemble de problématiques cruciales pour la compréhension de l’art du premier tiers du XXe siècle. La question de la filiation artistique est l’une des plus importantes. On sait qu’à sa fondation, au milieu du XVIIe siècle, l’institution académique entendait faire primer l’excellence  individuelle sur les solidarités familiales et privilégier l’enseignement magistral par rapport à la cooptation corporatiste. L’effondrement du système académique deux cents ans plus tard a considérablement renouvelé les modalités de transmission artistique. L’ouvrage rappelle l’importance des sociabilités informelles dont les cafés et les ateliers sont les épicentres à Montmartre, le rôle des compagnonnages artistiques, celui des marchands et des critiques, aussi déterminants pour la compréhension de la peinture de Valadon et d’Utrillo que pour celle d’artistes modernes plus « canoniques ». L’émulation qui sourd des relations de Valadon et son fils constitue une variante « familiale » de la remise en cause moderne de l’autorité des Anciens et du respect de la tradition : les parents peuvent désormais apprendre autant, sinon plus, de leurs enfants que l’inverse. Les questions de transmission et de succession se posent également en termes stylistiques à la charnière des XIXe et XXe siècles, tandis qu’aux côtés de l’Impressionnisme finissant s’épanouissent les formes variées du Post-Impressionnisme et que se constitue ce que l’on désignera plus tard comme l’École de Paris. Le poids des déterminismes sociaux constitue une autre des questions soulevées par Valadon et Utrillo. Si les sociologues ont depuis longtemps mis en évidence leur rôle dans la plupart des aspects de la vie en collectivité, ils sont encore insuffisamment pris en considération par les historiens de l’art lorsqu’il s’agit d’aborder tant la carrière des artistes que les formes de leurs œuvres. L’opposition abrupte des Impressionnistes bourgeois et de la bohème de Montmartre fait bien sûr sourire ; mais par-delà le manichéisme et la naïveté d’une formulation telle que « désormais les peintres sont pauvres, souffrent et se heurtent à l’incompréhension, voire à l’exclusion » (p. 7), on voit affleurer ici un large continent oublié qui ne demande qu’à être exploré. Ce volume y apporte sa contribution en fournissant les matériaux qui permettent de comprendre ce que signifie « être peintre en 1910 », et pas seulement : qu’est-ce qu’être un peintre moderne/un bon peintre/un peintre célèbre. En faisant l’impasse sur l’un des critères qui fondent l’histoire de l’art comme discipline, qui est la distinction qualitative, Valadon Utrillo contribue à une histoire de l’art qui serait l’histoire de tous les artistes – et non de certains d’entre eux retenus en raison de critères esthétiques sélectifs, ou bien celle de l’art moderne exclusivement. Une histoire de l’art compris dans toute sa variété, avec ses inégalités et ses disparités esthétiques, permet de l’envisager en tant que pratique sociale plutôt que comme terre d’élection réservée à quelques happy few. L’étude de la peinture de Valadon et d’Utrillo rend manifeste l’existence d’un espace partagé par des artistes d’inégal mérite et de tendances diverses : artistes « sous influence » qui ne parviendront jamais à dépasser le stade du « à la manière de » (Suzanne Valadon est l’un d’eux), artistes inégaux quoique dotés d’une vraie personnalité, contraints à multiplier les peintures « alimentaires » (une expression pertinente, au propre comme au figuré, dans le cas d’Utrillo qui peignait parfois à la chaîne des tableaux qu’il troquait contre de l’alcool). De l’étude de leur coexistence avec Lautrec, Picasso ou Severini (entre autres) en un espace et à un moment donnés émerge une meilleure compréhension à la fois des conditions de l’art dans cet espace et à ce moment, mais aussi des spécificités des uns et des autres. Ainsi le poids des origines populaires de Valadon, de son illégitimité et de celle de son fils, clairement pointée ici, ne permet-il pas seulement de rendre raison aux difficultés rencontrées par Valadon et Utrillo pour imposer leurs ambitions artistiques, il nous autorise aussi en retour à comprendre le rôle inverse joué par l’appartenance sociale dans les carrières des peintres composant le « canon » moderniste. Si l’on se souvient que Monet ou Renoir ont pu connaître eux aussi la pauvreté et rencontrer (surtout à leurs débuts) des difficultés pour faire reconnaître leur travail, on comprend aussi que celles-ci n’étaient rien comparées à la nécessité pour une femme de gagner sa vie au quotidien tout en tentant de gagner une place dans un milieu qui demeurait très largement masculin. L’un des intérêts de cet ouvrage est de ne pas s’en tenir à inscrire Valadon dans une histoire des femmes artistes, laquelle commence à être bien défrichée pour la période de la Troisième république, mais de s’interroger sur les relations entre son statut social, sa profession de modèle et sa pratique artistique. Prenant en compte ce que les travaux des historiens, des sociologues et des anthropologues nous ont appris de la construction sociale du corps Jacqueline Munck et Jean-Pierre Valeix s’attachent à souligner dans les formes même de la peinture l’incidence d’un vécu qui la distingue radicalement de femmes artistes telles que Morisot ou Cassatt issues de la bourgeoisie. Contrairement à ce qu’une approche superficielle pourrait laisser penser, il ne s’agit pas ici d’envisager la peinture sous l’angle du biographique, mais d’essayer de comprendre comment l’expérience sociale et individuelle du corps qui était celle de Valadon peut avoir imprimé sa marque sur une peinture dominée par les nus, les portraits et les scènes de genre. Dans l’exercice délicat qui consiste à faire le lien entre les représentations sociales et les représentations artistiques, Suzanne Valadon constitue un cas d’école exemplaire. Le quartier de Montmartre offre une topique comparable pour l’étude de la peinture d’Utrillo. Ici encore, c’est l’articulation des conditions sociales de l’art à ses formes et à ses contenus qui est en jeu. À cheval sur le IXe, le XVIIe et le XVIIIe arrondissement, massivement colonisé par les artistes à partir du Second Empire et jusqu’à son abandon au profit de Montparnasse à la veille de la Première Guerre mondiale, Montmartre constitue avec ses rues, ses cafés, ses lieux de sociabilités à la fois le cadre du travail d’Utrillo, le motif principal de sa peinture et son premier espace de diffusion. L’essai exemplaire que Sophie Krebs consacre à son quartier d’élection tire des sources contemporaines, des récits des proches de l’artiste et des travaux de ses prédécesseurs une étude très complète de l’interaction entre peinture et territoire, en précisant les multiples fonctions de Montmartre dans la carrière du peintre. Démystificateur à plus d’un titre, cet article n’hésite pas non plus à aborder de front l’alcoolisme d’Utrillo, « rendu esclave, pour un litre de vin par tous les bistroquets sans scrupule » (p. 44), en évitant les deux écueils du pittoresque et de l’introspection.

 

     La totalité des contributions du volume ne manifeste malheureusement pas toujours une semblable distance et certains développements cèdent souvent à la rhétorique de la dénonciation et du procès en béatification. Contrairement à ce qui est affirmé à plusieurs reprises dans l’ouvrage, ni Valadon ni Utrillo ne sont des précurseurs injustement méconnus. Prétendre que Suzanne Valadon n’a été négligée par l’historiographie que parce qu’elle était une femme, qui plus est issue d’un milieu populaire, c’est fermer les yeux devant l’indéniable manque de personnalité de son œuvre ; fluctuant d’un style à l’autre, rappelant les uns Gauguin, les autres Cézanne ou Bernard, mais toujours en plus hésitant, ses tableaux n’ont pas l’individualité de ceux d’Utrillo, dont la densité de matière, l’expressivité de la touche et la délicatesse des harmonies chromatiques font parfois oublier l’inégalité et la répétitivité générales. Pour simplifier, on serait tenté de dire qu’Utrillo se révèle parfois excellent peintre, quand Valadon fait toujours de la peinture moyenne. Reconnaître les limites qualitatives de son objet n’aurait pas invalidé le projet général de l’exposition – sauf bien sûr si celui-ci n’était finalement pas tant historique que laudatif, et si l’enjeu consistait, comme on peut le suspecter, moins à comprendre qu’à réévaluer. En refusant d’exposer la peinture d’Utrillo « au moment où [elle] se dégrade » (p. 16), la Pinacothèque de Paris ne rompt pas complètement avec l’histoire de l’art normative dont elle affirme vouloir se départir. En reconduisant les normes et les attendus de celle-ci, elle s’expose à des jugements de valeur qu’il lui était pourtant légitime d’écarter – Valadon et Utrillo appartiennent de droit à l’histoire de l’art post-impressionniste – pour privilégier l’étude décomplexée de peintures de fait inégales.

     En dépit de ces contradictions, ce catalogue met en lumière et en contraste la diversité de leur peinture, leurs limites aussi. Il apporte son tribut à l’histoire des femmes artistes comme à celle des sociabilités artistiques. S’appuyant sur une vaste documentation aussi bien textuelle que visuelle, il constitue une synthèse très utile pour qui souhaite approfondir l’un ou l’autre aspect de l’art de Valadon et d’Utrillo. On déplorera toutefois in fine que le volume ait été édité avec désinvolture, comme en témoignent les nombreuses coquilles qui en émaillent les textes et leurs notes.


 

Sommaire

Marc Restellini, « Valadon-Utrillo, au tournant du siècle », p. 6

Jean Fabris, « Utrillo, c’est plein de fautes de syntaxes », p. 8

Marc Restellini, « Valadon et Utrillo, transgressions et chassés-croisés », p. 10

Jacqueline Munck, « Maria », p. 18

Jean-Pierre Valeix, « Suzanne Valadon ou le corps rebouté », p. 26

Sophie Krebs, « Montmartre, colline inspirée ?, p. 36

Jacqueline Munck, « Maurice Utrillo, le « simple » », p. 48

Jean Fabris, Utrillo au purgatoire, p. 58

Maurice Utrillo, « Histoire de ma jeunesse jusqu’à ce jour – 1883-1918 », p. 65

 

Catalogue, p. 133

 

Annexes, p. 348

Liste des œuvres, p. 352