Abetel, Emmanuel: La Gigantomachie de Lousonna-Vidy, suivie de Considérations sur la transmission du motif de l’anguipède. Cahiers d’archéologie romande 106 (Lousonna 10)
(Cahiers d’archéologie romande, Lausanne 2007)
 
Compte rendu par Nathalie de Chaisemartin, Université Paris 4-Sorbonne
 
Nombre de mots : 1635 mots
Publié en ligne le 2009-04-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=726
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S’insérant dans la série de monographies sur l’antique Lausanne, l’ouvrage d’Emmanuel Abetel est consacré en majorité à l’étude de 9 fragments d’une gigantomachie en relief provenant du fanum de Lousonna à Vidy, dont D. Van Berchem avait antérieurement donné un premier aperçu. Outre une analyse exhaustive et pertinente du contexte archéologique et des fragments de sculpture, l’A présente un état complet de la recherche sur la guerre des Géants  et l’emploi du thème dans la sculpture à visée idéologique de l’empire romain.
Les rapprochements avec de nombreux comparanda iconographiques lui permettent de proposer pour les fragments de Vidy une restitution bien étayée, présentée à l’aide de croquis de qualité. Il cherche ensuite à situer ces représentations dans le contexte du fanum helvète, où le culte de Mercure, attesté par une dédicace, aurait été associé au culte de Jupiter et lié au thème de la victoire impériale sur les barbares, probablement sous Septime Sévère vers 200 ap. J.- C. Les panneaux à reliefs gigantomachiques disposés en carré auraient surmonté un cippe votif situé devant le temple à galerie, composition qui n’est pas sans rappeler les tambours de piliers votifs à quatre figures divines si bien attestés en Gaule, mais aussi les piédestaux de colonnes à scènes gigantomachiques du temple de la Gens Severiana à Leptis Magna.
Une seconde partie de ce qui était à l’origine une recherche en vue d’une thèse propose un panorama très documenté de la survie du thème gigantomachique au cours de l’Antiquité tardive, du Moyen Âge, des Temps Modernes jusqu’à l’époque contemporaine, en soulignant que, comme dans l’Antiquité déjà, ce thème a connu tant dans la littérature que dans l’iconographie des périodes d’éclipse suivies de résurgences, avec des variantes notables dans la représentation des Géants amplement documentés en particulier à la Renaissance dans la peinture italienne de Giorgione à Giovanni da Udine. Plusieurs monarques européens, dont Charles Quint, ayant été comparés à Zeus victorieux des Géants, l’auteur démontre que la récupération de ce thème mythologique assimile ceux-ci, figurant les forces du chaos et de l’obscurité, aux impies qui défient le Seigneur comme aux séditieux qui troublent l’ordre établi : les cattivi signori, les jeunes turbulents, mais sans doute aussi les protestants hérétiques. Toutefois, l’auteur constate dans le domaine iconographique une éclipse des représentations des Géants durant la période médiévale : les ouvrages de la Renaissance recensant les sculptures antiques conservées à Rome n’en représentent aucun et les modèles des artistes seront essentiellement empruntés aux pierres gravées, comme le camée d’Athénion, et aux monnaies.
Ce panorama se clôt avec quelques reprises contemporaines du thème. Une conclusion dresse un bilan très mesuré des recherches, en particulier de ce qu’on peut tirer du contexte archéologique du sanctuaire de Vidy.

Illustré par de nombreuses figures dans le texte et des planches analogiques avec clichés et croquis pour chaque fragment, l’ouvrage établit un parallèle rigoureux entre les témoins iconographiques et un corpus de textes antiques et modernes à travers lesquels on suit clairement les avatars idéologiques du thème de la gigantomachie et le fil de la problématique sur l’assimilation des géants de la mythologie gréco-romaine à ceux de la Bible. Ce fait explique peut-être la destruction dont leurs représentations font l’objet lors de la phase de christianisation des provinces occidentales de l’empire. Le soin apporté à la bibliographie, aux index et à l’apparat critique contribue à l’impression de précision et d’exhaustivité que suscite la lecture de l’ouvrage.

Au sein de ce vaste panorama chronologique, on peut toutefois regretter que deux œuvres, incarnant deux moments-clé de l’émergence et du premier retour en vogue du thème de la Gigantomachie dans la sculpture antique, n’aient pas été gratifiées par l’auteur de l’attention que méritait leur position dans la chronologie.  La première est la gigantomachie sculptée par Phidias sur le bouclier de l’Athéna Parthénos, dont A. von Salis avait relevé les reproductions dans la sculpture et la peinture de vases (« Die Gigantomachie am Schilde der Athena Parthenos », JDAI 1940, 90 sqq.). Les Géants y étaient figurés nus et puissamment musclés, mais avec des jambes humaines, contrairement aux monstres anguipèdes de l’Autel de Pergame. On mesurerait ainsi entre le 3e quart du Ve s. av. J.- C. et le deuxième quart du IIe un certain durcissement idéologique à l’encontre des Barbares, manifesté par l’assimilation de certains des Géants au Typhée anguipède.
Le second jalon nous est transmis par un texte de Themistius  datable du IVe s. et un autre du compilateur byzantin Georgios Kedrenos : Trajan avait offert au temple d’Artémis d’Éphèse  des portes de bronze ornées de reliefs figurant la Gigantomachie. Ces portes furent rapportées, comme bien d’autres œuvres d’art remarquables, à Constantinople près du bouleuterion de son forum par l’empereur Constantin et Théodose en aurait fait reproduire les motifs sur des médailles commémorant ses victoires (niketeria).
On peut supposer que, imitant la démarche d’Alexandre, Trajan aurait fait ce don significatif au sanctuaire en passant par Éphèse lors de son expédition contre les Parthes : s’il a choisi ce thème au lieu de celui, traditionnel à Éphèse, de la reddition des Amazones, c’est pour afficher sa détermination de maintenir la pax Romana  sur les frontières orientales. Il se pose ainsi en successeur d’Alexandre et des rois de Pergame comme protecteur de l’Asie Mineure. Ces portes sont la première manifestation de la résurgence de la Gigantomachie dans l’art du IIe s., comme l’a bien montré A. Nafti-Martin qui a consacré une étude éclairante à ce retour en vogue (Histoire de l’art, « Art pouvoir et politique », n° 55, octobre 2004, p. 33-44). Il se révèle nettement antérieur de fait à l’époque hadrianique et antonine dont sont datés la plupart des reliefs gigantomachiques d’époque impériale (voir P. Linant de Bellefonds, « The mythological reliefs from the Agora Gate », Aphrodisias Papers, 3, JRA suppl 20, p. 180-184).
 Le texte de Kedrenos suggère que les dieux et les Géants étaient figurés sur deux registres séparés sur ces portes, comme c’était le cas sur le bouclier d’Athéna et comme sur le sarcophage du Vatican où les Géants occupent la cuve tandis que les dieux devaient figurer sur la surface décorée du couvercle. Les frises de géants anguipèdes sans la présence des dieux seront fréquentes en Gaule romaine : Thermes de Sens, archivolte de la Porte Noire de Besançon, en revanche les fragments de Vidy représentent des groupes de dieux et de géants associés sur le même panneau-relief, comme sur les piédestaux de colonnes du temple de la Gens Severiana à Leptis Magna.
Examinant les raisons de la diffusion de ce thème en Gaule, l’A. a raison de poser le problème du lien entre les Géants et Jupiter, marqué par les figures du dieu cavalier à l’anguipède. Mais il ne s’agit pas là (p. 101-105) d’un simple engouement  pour les figures monstrueuses liées à une mode venue de Rome :  le thème trouve à notre sens un écho dans des schémas mythiques locaux, si l’on admet la suggestion éclairante de Daniel Gricourt et Dominique Hollard (« Taranis, caelestium deorum maximus », Dialogues d’Histoire ancienne 17,1, 1991, p. 343-400) montrant que le Jupiter-Taranis gallo-romain manifeste à travers ce modèle de représentation un caractère présent chez le Zeus grec, la dynamique génésique et fertilisante qui fait de lui le libérateur des pluies bienfaisantes.
Les anguipèdes représenteraient ainsi les néfastes démons de la sécheresse terrassés par le dieu. Voire, comme il arrive souvent que la figure du dieu cavalier soit plutôt portée par l’anguipède qui ne lutte nullement avec le dieu, on peut parfois aussi l’assimiler aux ophidiens mythiques, les vouivres, qui représentent, dans les légendes médiévales, les forces des eaux souterraines que le dieu contrôlerait ou libèrerait (cf . M. Rouvier- Jeanlin, Les figurines gallo-romaines en terre cuite du Musée des Antiquités Nationales, Paris 1972, p. 216-217 et le groupe de Neschers, Espérandieu-Lantier XIII, 30, n° 8186). Dangereux et/ou bénéfiques, les anguipèdes représenteraient en Gaule l’ambivalence des forces naturelles que la civilisation et l’ordre du monde romain cherchent à réguler. C’est ce qui explique que les chrétiens aient attribué aux Géants une nature satanique, justifiant ainsi la destruction de leurs images sculptées, clairement attestée dans le cas du fanum de Lousonna.

 Sans que cela nuise à la démonstration, on note quelques menues confusions qui semblent avoir échappé à l’A : p. 55, col 2, les reliefs gigantomachiques d’Aphrodisias, dont l’emplacement d’origine est inconnu, ont été remployés dans l’Antiquité tardive sur le site en bordure de deux bassins : le bassin d’Ampelius devant l’« Agora Gate » sur le bord oriental  de l’Agora sud et le bassin dénommé « fontaine Gaudin » au sud du site. P. 65, la statue de Géant âgé de Silahtaraga avait bien ses bras tenant une pierre levée au-dessus de sa tête, mais on n’a pu les raccorder directement aux épaules dans l’état de conservation actuel du torse. Enfin, p. 96-98, le support des panneaux gigantomachiques n’apparaît pas d’après les figures 60 et 62 comme un pilastre, mais plutôt comme un cippe ou un piédestal.
Du point de vue de l’expression, p. 98 n. 75, frons scaenae est féminin en latin comme en français. Il vaut mieux utiliser l’adjectif « jovien » que « jupitérien » dont le sens est connoté quelque peu négativement pour exprimer le courroux du dieu. On ne peut parler d’un fût de colonne « écaillé » (dont on a enlevé les écailles) : il faut dire plutôt « à écailles » ou « squamé ». P. 87, des éléments de décoration en bois ne peuvent être désignés par l’adjectif « boisé », mais par « ligneux ». P. 53, la province de Pisidie ne prend pas d’y.

Prolongeant les recherches de G. Kleiner  et de F. Vian, l’ouvrage de E. Abetel a le mérite de ne pas se cantonner à une étude archéologique strictement limitée aux découvertes du fanum de Vidy, mais de chercher à mettre en valeur, en croisant les données des textes avec les témoignages archéologiques et iconographiques, le devenir du thème gigantomachique avec ses éclipses et ses résurgences au cours de l’histoire.