Dotal, Christiane: Marcello, sculpteur, une intellectuelle dans l’ombre, 16x24 cm, 144 pages, 15 illustrations, ISBN 978-2-88474-085-2, 25 euros
(Infolio, Gollion 2008)
 
Compte rendu par Elodie Voillot, Ecole du Louvre, Paris
 
Nombre de mots : 2287 mots
Publié en ligne le 2010-12-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=733
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          Dans le vaste genre des écrits d’artistes, la correspondance tient une place particulière. De l’ordre de l’intime, du privé, elle apporte un éclairage singulier sur leur auteur, car leur interprétation exige la prise en compte de leur destinataire.

 

          La correspondance d’Adèle d’Affry, duchesse de Castiglione, dite Marcello, avec le père Gatry appartient au fonds de lettres et manuscrits d’artistes de la Collection Frits Lugt, documents acquis en complément de la collection de dessins que Frits Lugt (1884-1970) commença à réunir à partir de 1917. Depuis 1947, cette collection est conservée sous l’égide de la Fondation Custodia. La nécessité d’étudier en profondeur certains ensembles de lettres et manuscrits et de les publier sous une forme propre à la Fondation Custadia, est à l’origine de ce premier recueil de la série Ecrits d’artistes de la Collection Frits Lugt. Les quarante-deux lettres inédites adressées par la duchesse Castiglione Colonna au père Gatry entre 1859 et 1869 sont retranscrites dans leur intégralité. Les réponses du père Gatry ont été retrouvées pour la plupart dans le fonds de la Fondation Marcello à Fribourg. Plus difficiles à replacer dans la chronologie de la correspondance, car non datées, elles ne sont pas entièrement retranscrites. Certaines pièces ont par ailleurs été retirées de ce fonds pour des raisons d’ordre privé à une date indéterminée.

 

          L’ouvrage de Christiane Dotal est constitué d’une analyse critique de la correspondance, puis de la transcription de celle-ci. Elle en dégage deux grands axes de lecture : la relation entre la duchesse et l’oratorien, dont le rôle oscille de confident à directeur de conscience, et les questionnements intimes en lien avec les recherches artistiques de Marcello.

 

 

          Adèle d’Affry vit le jour à Fribourg le 6 juillet 1836. Ce serait au cours d’un séjour à Rome en 1853-1854, où elle fréquentait l’atelier du sculpteur suisse Heinrich Max Imhof (1795-1869), qu’elle aurait découvert sa passion pour la sculpture. Mariée en 1856 à Don Carlos Colonna (1829-1856), duc de Castiglione-Aldovandi, la jeune duchesse se retrouva veuve seulement sept mois après son union. Ce tragique incident fut néanmoins le déclencheur d’une nouvelle vie, remplie à la fois par les mondanités parisiennes et l’étude du dessin, de la peinture et de la sculpture. Pourvue d’un atelier au n°1 de la rue Bayard, elle compléta son apprentissage de l’anatomie à l’École de Médecine de Paris où elle se lia avec Eugène Delacroix. Elle poursuivit par ailleurs son infiltration dans les milieux artistiques au cours d’un séjour à Rome en 1860 où elle se lia d’amitié avec les sculpteurs Auguste Clésinger et Jean-Baptiste Carpeaux. En 1863, sa carrière artistique prit toute son ampleur. Sous le pseudonyme de Marcello, elle exposa pour la première fois au Salon à Paris une œuvre dont le succès ne se fit pas attendre : Bianca Capello. Autre signe de reconnaissance, elle fit ses débuts dans les « séries » organisés par l’Empereur à Fontainebleau. Les années 1869-1870 sont celles d’une intense production, qui culmine avec l’exposition au Salon de La Pythie en bronze. Celle qui à Rome fréquentait les artistes de la Villa Médicis, offrit l’asile cette même année 1870 à Gustave Courbet, qui venait de faire son portrait. Elle s’éteignit à Naples, où elle s’était installée, le 14 juillet 1879.

 

          Vingt ans auparavant, elle avait fait la rencontre de celui qui allait devenir son confesseur, le père Gatry. Né à Lille le 30 mars 1805, Alphonse Gatry se tourna vers la religion après un passage par l’École polytechnique. D’abord professeur au Petit Séminaire de Strasbourg, il prit ensuite la direction du Collège Stanislas à Paris, avant d’être nommé aumônier à l’École normale supérieure de Paris, puis professeur d’éthique à la Sorbonne. En 1861, il obtint la permission de quitter la maison commune des oratoriens et s’installa rue Barbet-de-Jouy à Paris. Tout au long de sa carrière, il publia des ouvrages de théologie et de philosophie (Connaissance de Dieu en 1854, Philosophie. De la Connaissance de l’âme en 1857, Sources, conseils pour la direction de l’esprit en 1862) qui, en 1867, lui ouvrirent les portes de l’Académie Française. Ses prises de position, tant au moment de sa réception à l’Académie Française, où il s’en prit à Voltaire dont pourtant il occupait le siège, que lors du Concile Vatican I, où il s’opposa au dogme de l’infaillibilité pontificale, lui valurent inimitiés et haines, notamment de Louis Veuillot et d’Adolphe Blanqui. Pourtant le père Gatry se remarqua par son engagement dans la lutte contre l’esclavage, le paupérisme et le communisme. Citoyen engagé et philosophe pragmatique, il professait la paix, la justice et la recherche de la vérité, autant de valeurs qu’il chercha à partager et à transmettre à la duchesse.

 

          Ces lettres ont un statut particulier puisqu’elles n’engagent pas, comme il est le plus souvent de coutume, deux amants ou deux âmes sœurs, mais une femme du monde et un ecclésiastique. Cette spécificité est toujours présente dans les échanges qui, s’ils sont d’une grande richesse, considérant tant les « préoccupations morales et artistiques de la duchesse » que ses opinions politiques et sociales, sont avant tout ceux d’une « pénitente » à un « Père », que Christiane Dotal qualifie de parfois grave et austère. Les deux épistoliers se distinguent nettement dans leur écriture : au verbe aisé et fin de la duchesse répond la sécheresse laconique de l’oratorien. S’interrogeant sur la nature de leur relation, Christiane Dotal décèle un lien quasi filial entre celui dont le nom de « Père » dépasse la simple référence au statut et son « enfant », voire sa « fille ». Marcello s’interrogeait elle-même sur cette relation : « Je me demande si l’amitié, à mon degré, peut laisser toute liberté au jugement ou si un peu du cœur ne se glisse pas dans l’admiration ? » (8 juillet 1863, lettre n° 21), sur les sentiments qu’elle éprouvait pour celui qui ne saurait être réduit au simple rôle de directeur de conscience. Confident ? Pygmalion ayant recueilli sous son aile une jeune âme fragile et torturée ? Toujours, le Père tenta de guider sa protégée dans le chemin de la droiture tant spirituelle que matérielle. Par ailleurs, il semble avoir disposé de la même influence sur de nombreuses dames du faubourg Saint-Germain, chez lesquelles il pouvait trouver l’aide et le soutien nécessaires à ses ambitions, notamment académiques.

 

          La correspondance d’Adèle d’Affry avec le père Gatry fut le lieu d’expression des sentiments ambigus, paradoxaux qui l’animaient. À la fois sculpteur et mondaine, la duchesse vivait dans le « tiraillement » constant de ses deux natures, en proie perpétuellement à de profonds conflits psychologiques : « Malgré sa volonté de pénétrer le monde spirituel que lui préconise le Père Gatry, toute sa vie est déchirée entre ce désir d’ascèse et la tentation de s’exposer au monde en devenant une artiste reconnue » (p. 18). La question qui agitait sans cesse l’esprit de la duchesse peut se résumer ainsi : comme être artiste quand on est une femme ? Ou plus exactement : comme être artiste quand on est une femme du monde ? Comment concilier ses aspirations artistiques et ses devoirs sociaux ? La duchesse entretenait une relation ambivalente avec son « milieu ». Si elle critiquait vigoureusement le dédain de la bourgeoisie pour le monde de l’art, elle était la première à accepter une invitation dans un salon ou à une soirée. D’ailleurs, Christiane Dotal souligne le fait que cette correspondance ne rend absolument pas compte de sa vie mondaine et de ses amitiés artistiques avec Jean-Baptiste Carpeaux, Berthe Morisot, Prosper Mérimée, Eugène Delacroix, voire amoureuses avec Charles Gounod. Le père Gatry tint d’ailleurs un rôle non négligeable dans cette aventure, jouant les intermédiaires entre les deux amants. En effet, en bon directeur de conscience, le père Gatry ne fut pas sans donner son avis sur les relations que la veuve pouvait entretenir avec des hommes. Il fut aidé dans ce domaine par la duchesse elle-même, qui repoussa les propositions de mariage.

 

 

          Mais si dans ses lettres la duchesse ne parlait pas de ses relations, c’est parce qu’avant tout elle y parlait d’elle-même. Une véritable dimension romantique apparaît dans le rapport qu’elle entretenait avec l’écriture. Sa correspondance était un espace de liberté et de confidence, dans lequel elle ne craignait pas de coucher les pensées qui l’agitent et de se livrer entièrement. En ce sens, l’écriture en elle-même devient plus importante que la réponse attendue du destinataire, dont nous avons déjà dit que les lettres étaient loin d’égaler celles de la duchesse. Par ailleurs, cette correspondance s’inscrit dans un travail d’écriture plus vaste. En effet, la duchesse laissera également des Mémoires inachevées, un « roman polonais » également inachevé, ainsi que de nombreuses notes. Il faut dire que l’écriture faisait partie des exercices recommandés par le père Gatry et auxquels la duchesse se pliait dans une perspective d’ascèse. Adèle d’Affry trouva également dans cette relation épistolaire un moyen d’expression de ses préoccupations politiques, économiques et sociales. Christiane Dotal décèle dans ses prises de position une catholique libérale. Mais avant, la duchesse était non seulement une aristocrate, une artiste, mais aussi une intellectuelle, une intellectuelle se distinguant de l’« artiste philosophe » par une participation rationnelle aux débats animant la vie politique contemporaine. Les orientations suggérées par le Père, au moyen de recommandations de lectures, lui furent à la fois un soutien et la matière à partir de laquelle elle forgea ses propres opinions.

 

 

          Bien que le père Gatry ait toujours désapprouvé sa pratique artistique, la duchesse espérait trouver dans ses échanges avec l’oratorien des éclairements et des réponses à ses recherches esthétiques. Curieuse et ouverte d’esprit, celle qui signait ses œuvres du nom de Marcello envisageait la création dans un dialogue interdisciplinaire entre l’art et la science, la géométrie, la religion, le langage et la musique. Elle s’intéressait aux écrits d’Alfred Tonnellé, dont les travaux considéraient la musique comme langage et s’interrogeaient sur l’articulation entre idée et signe dans la création. Les rapports entre art et musique constituaient l’une des préoccupations essentielles de la duchesse. La question de l’harmonie était centrale dans son approche de la sculpture. La forme devait toujours primer sur l’idée, ce qui la conduisit à critiquer les tenants d’une forme de « spiritualisme » artistique. Dans ce domaine encore, l’influence du père Gatry se fit sentir. Pour Christiane Dotal, Marcello cherchait à illustrer les notions religieuses de l’oratorien en tentant d’élaborer sa propre théorie artistique. Par ailleurs, scientifique en mal de reconnaissance, le père Gatry transmit sa passion à Marcello, qui chercha à relier art et science. La géométrie, tout comme la musique, participait de la recherche d’une harmonie générale de la forme et signifiait pour elle « l’ordre, premier attribut de Dieu dans la création ». La conciliation de l’art et de la religion était l’autre préoccupation essentielle de Marcello. Sa « passion » pour l’art put lui apparaître comme un obstacle à sa rédemption ou, du moins, une source de dissipation. Elle savait parfaitement que le père Gatry désapprouvait son activité de sculpteur, et d’ailleurs il ne manquait jamais de le lui rappeler. Il s’opposait particulièrement à l’étude de l’anatomie, que Marcello considérait comme la base essentielle de la formation de tout artiste.

 

          Cette recherche d’union entre art et religion fut à la source de nombreuses réflexions qui la conduisirent à s’interroger sur des concepts plus larges, comme le beau et le bien. Ce long travail se révéla fructueux, puisqu’elle parvient à créer, d’après ses écrits (lettre du 5 avril 1866), sous l’inspiration du père Gatry. La réalisation de sujets religieux aurait pu être, pour celle qui cherchait à concilier art et religion, une voie de salut. Mais, comme le souligne Christiane Dotal, « son rapport à la religion est d’ordre mystique, voire même visionnaire. Il s’exprime à travers des figures païennes riches de sens. (…) La Gorgone et la Pythie apparaissent comme deux points déterminants non seulement dans l’œuvre mais aussi dans la quête de cette artiste inspirée. » (p. 37). Christiane Dotal voit dans la Gorgone une allégorie des sentiments éprouvés par Marcello, dont la correspondance se fit l’écho. Plus encore, c’est avec la Pythie que la sculptrice semble le plus faire corps, dans tous les sens du terme puisque les bras, les épaules et le dos de la figure ont été directement moulés sur elle. Cet investissement physique corrobore pour Christiane Dotal l’aspect biographique de cette œuvre, sorte d’exemplum doloris exprimant visuellement les souffrances intérieures de Marcello dans la lignée des portraits d’artiste en sibylle, dont l’image renvoie à un archétype du génie féminin. Mais plutôt que d’y voir l’image de l’inspiration, Dotal propose de la considérer comme une image de « l’enthousiasme », dans la perspective strictement religieuse telle qu’elle fut théorisée par le philosophe anglais Shaftesbury (Lettre sur l’enthousiasme, 1708). La Pythie, de même que le sphinx, autre figure mythologique à laquelle Marcello s’identifiait, projette un portrait de l’artiste qui dépasse le contingent, ses questionnements et tourments intérieurs pour atteindre « l’absolu de sa pensée universelle » auquel elle aspirait tant.

 

 

          Si l’ouvrage de Christiane Dotal ne présente qu’une partie de la correspondance de la duchesse Colonna, ne permettant pas de se faire une idée complète de la personnalité complexe et fascinante de celle-ci, elle nous offre néanmoins une approche des plus intéressantes car singulière, et qui doit également être corrélée à d’autres travaux sur Marcello mentionnés par l’auteur en bibliographie. Ces échanges qui sont de l’ordre du privé, de l’intime, révèlent d’une manière naturelle et spontanée les tourments qui peuvent agiter tout artiste hanté par les doutes de la création – mais encore plus une femme dans une société où le masculin est prédominant. Si se faire un nom comme artiste n’était pas simple, se faire un nom comme femme-artiste l’était encore moins. Le recours au pseudonyme était-il réellement une couverture ? Il y a fort peu à parier qu’elle ait réellement cherché à se cacher derrière une fausse identité. Et il serait intéressant de rapprocher Marcello d’autres « princesses-artistes », telles que Marie d’Orléans ou Charlotte Bonaparte, pour confronter les voies de conciliation de ces deux entités.