Cueff, Alain (dir.): Le Grand monde d’Andy Warhol. Exposition aux Galeries nationales du Grand Palais, Paris, du 18 mars au 13 juillet. 306 x 234 mm, 368 pages, 464 illustrations, ISBN : 9782711855551, 45 euros
(RMN, Paris 2009)
 
Compte rendu par Annie Verger
 
Nombre de mots : 2341 mots
Publié en ligne le 2009-11-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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            On pourrait considérer, aujourd’hui, qu’une exposition d’Andy Warhol présente pour principal intérêt le plaisir de revoir des grands classiques comme les portraits de Marilyn Monroe, de Jackie Kennedy, ou de Warhol lui-même, dans une mise en scène renouvelée. Or, dès la couverture du catalogue, on comprend qu’un point de vue particulier a été adopté. Une femme, 16 fois répétée dans des rectangles de couleurs primaires et secondaires, s’interroge, s’inquiète, se dissimule derrière des lunettes de soleil, se coiffe, éclate de rire, se livre frontalement avec une spontanéité surprenante. Dans son essai « Cosmétique de l’ombre », le directeur scientifique de la manifestation, Alain Cueff, indique qu’il s’agit du premier usage artistique du photomaton. En juin 1963, Andy Warhol entraîne Ethel Redner (épouse de Robert Scull, collectionneur d’art et propriétaire d’une compagnie de taxis de New-York),  à l’angle de la 42e rue et de Broadway,  pour la saisir dans l’éclair automatique de l’appareil, sans fard, sans apprêt, sans pose. Plus de 300 clichés, distribués par bandes de 4 photographies, tombent dans la fente de la machine. Ils viennent opportunément seconder l’artiste qui a adopté depuis quelques années le principe de répétition. Ils lui offrent des fragments instantanés de la réalité et lui ouvrent des perspectives inédites du côté du cinéma au moment où il vient d’acquérir une caméra Bolex 16mm.

            L’exposition met en évidence des enjeux qui avaient été progressivement  éclipsés par  le succès international de Warhol. Ils sont d’ordre divers : le détournement d’objets et de pratiques destinés à d’autres fonctions (épiscope, photomaton, polaroïd, sérigraphie, etc.) ; la réhabilitation du portrait alors que l’abstraction domine, à l’époque, en Europe et aux États-Unis ; la soumission délibérée à la commande venue du « grand monde ».

            Le catalogue est composé de plusieurs parties. La première est réservée aux Essais qui introduisent le lecteur dans l’univers particulier d’Andy Warhol. L’analyse d’Alain Cueff  rend plus explicites les relations entretenues par l’artiste avec le milieu artistique new-yorkais.

        Il n’est pas l’héritier de la génération précédente, celle des  artistes nés entre 1903 (Mark Rothko) et 1915 (Robert Motherwell), qui ont débuté leur carrière avant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont fréquenté les universités américaines, fait (pour certains) des études de philosophie, rencontré les Surréalistes, fondé une école « Subjects of the artists » en 1948 et imposé l’Expressionnisme abstrait. Soutenus longtemps par la Galerie Sydney Janis,  Rothko, Motherwell, Gottlieb et Baziotes ne peuvent admettre sa « trahison », en 1962, lorsqu’elle décide d’organiser l’exposition « New Realists » avec les jeunes représentants du Pop’Art ; ils refusent d’y participer. Ils ont, notamment, en mémoire l’acte provocateur de Robert Rauschenberg qui avait effacé un dessin de Willem de Kooning, en 1953, pour biffer symboliquement ce courant pictural.

            Warhol est issu d’une autre culture, celle de la publicité. Après le baccalauréat, il entre au Carnegie Institute of technology de Pittsburg, tout en travaillant épisodiquement comme étalagiste. En 1949, il s’installe à New-York et reçoit ses premières commandes publicitaires ; il est également illustrateur pour les magazines Glamour, Vogue, Harper’s Bazaar, etc.

            Par ailleurs, ses relations avec le Pop’art restent distendues d’autant que le milieu des galeries new-yorkaises ne mise pas sur lui. Par exemple, Léo Castelli refuse de l’exposer en 1961 avec Roy Lichtenstein. Warhol ne voit dans ce nouveau mouvement qu’une étape transitoire limitée aux années 1962 et 1963.

            Ce qui distingue l’artiste de ses contemporains, c’est qu’il se consacre exclusivement au visage. « Chaque fois que je fais quelque chose le résultat est un portrait » dit-il. C’est une gageure parce que les peintres abstraits  ou minimalistes (Barnett Newman, Donald Judd, entre autres), condamnent radicalement, à l’époque, le retour à la figuration. Pour autant, Andy Warhol ne sacrifie pas aux codes établis depuis la Renaissance dans ce domaine : il ne fait pas poser longuement son modèle dans un cadre intimiste pour en saisir la flamme intérieure, la souffrance du cœur, comme l’auraient fait Philippe de Champaigne ou Rembrandt. Son premier autoportrait, sérigraphié en 4 panneaux, ne s’inscrit pas dans la longue tradition des peintres scrutant leur reflet dans un miroir.

            L’exposition montre  comment Warhol s’empare de ce thème pour transformer le champ artistique. Il réconcilie la peinture et la photographie. Celle-ci était en grande partie responsable du désintérêt des créateurs pour le portrait parce qu’elle s’était brusquement substituée à eux pour servir des fonctions sociales mieux ajustées aux intérêts propres à chaque classe. Elle répondait ainsi à diverses attentes : « la protection contre le temps, la communication avec autrui et l’expression des sentiments,  la réalisation de soi-même, le prestige social, la distraction ou l’évasion ». Véritable instrument de « solennisation » exigeant un savoir-faire de haut niveau comme le montre l’œuvre de Nadar, ou d’autres, il pouvait trôner en bonne place dans les salons.

            Warhol ne retiendra que certaines de ces motivations. Il fige l’apparence de ses modèles dans l’instant où l’appareil se déclenche : le photomaton dans lequel on glisse une pièce pour armer le flash ; le polaroïd qui permet des prises de vue multiples (parfois par centaines) développées instantanément ; la caméra devant laquelle il assoit ses sujets, laissés seuls de longues minutes, sans conseil, sans effets spéciaux. Bref, l’usage qu’Andy Warhol fait de  la photographie d’où sont exclus tout pathos, toute mise en scène, toute prouesse technique, le prive de la reconnaissance des professionnels. Il est plus près des « anthropométries » de Manouvrier et de Bertillon  que des parfaites épreuves d’un Helmut Newton. Or, ces « bouts d’essais » lui servent de matrice. C’est là qu’il agit en effectuant des recadrages, des retouches (gommage des défauts de la peau, allongement du cou, atténuation des rides, etc.) et des changements d’échelle. Le passage de ces médiocres clichés à l’image démultipliée et peinte se fait par l’intermédiaire du report et du traitement de l’écran sérigraphique rendu  photosensible.

 

            Le deuxième essai « Le communisme esthétique d’Andy Warhol » du directeur-adjoint du Centre Pompidou,  Didier Ottinger, s’interroge sur des conceptions antinomiques d’une même civilisation. « Il existait bien deux voies pour conduire à la démocratie radicale inscrite au cœur du projet communiste : la première, violente, tapageuse, supposait l’adhésion à une idéologie intransigeante ; la seconde, plus insidieusement efficace, était promise, sans exclusive… aux consommateurs des supermarchés. Le mur de Berlin séparait deux conceptions d’une même ‘civilisation’ : la première, idéologique ; la seconde, consumériste ». Ces modèles opposés se rejoignaient néanmoins dans le désir d’accéder collectivement à un système plus égalitaire. L’auteur dit que « les premiers collectionneurs américains d’avant-garde ont persuadé les élites financières des États-Unis que cet art incarnait les valeurs auxquelles elles étaient elles-mêmes les plus attachées : anticipation, audace, innovation ». Dans cette problématique, il s’agissait donc « d’apprivoiser les formes de l’avant-garde » et de « les adapter aux besoins du divertissement de masse ou de la consommation ». C’est à Andy Warhol que revient la responsabilité d’éliminer les restes de subjectivité et d’inspiration contenus dans l’expressionnisme abstrait, autrement dit, de « ruiner la mythologie sur laquelle s’était développé l’art moderne américain ». Il va opposer à ces modes d’expression une certaine passivité et déléguer aux instruments automatisés récemment apparus, la pratique manuelle habituellement confisquée par les spécialistes. Autrement dit, il offre « une vision d’artiste avec les moyens de l’industrie ». Les éléments biographiques ne sont pas inutiles pour comprendre cette ambivalence. Warhol est né en 1928 à Pittsburg, d’un père ouvrier, émigré de la Slovaquie aux USA en 1909 et d’une mère domestique. Ces conditions sociales le conduisent à faire des études concrètes qui débouchent rapidement sur le marché du travail.  Il débute ses activités professionnelles  à 21 ans et n’apparaît sur la scène artistique que dix ans plus tard. Il a, dans l’intervalle,  acquis une certaine notoriété dans le monde de la publicité qui lui attribue un prix en 1957.

 

            L’essai de Philippe-Alain Michaud – responsable du service cinéma au Musée national d’art moderne – traite dans « Living Portrait Boxes » des travaux réalisés entre 1964 et 1966. Plus de 500 Screen Tests sont  tournés dans des conditions similaires : l’invité doit rester immobile 3 minutes pour une seule prise en plan fixe ; le résultat est un film de format carré (1/33), en noir et blanc dans la majeure partie des cas, et sans montage. L’auteur résume ainsi sa démarche : « Le dispositif warholien, dont les Screen Tests sont à la fois le prototype et l’épure … vise moins à objectiver le caractère documentaire de l’image qu’à substituer de manière bressonienne à la fiction de l’acteur la plasticité du modèle ».

            Les essais de Pierre Guglielmina (« Jeune homme de l’artiste en portrait »), d’Emilia Philippot (« Debbie Harry. Du polaroïd à la peinture, migration et transformation des images ») et de Vincent Frémont (« Polaroïds, 1971-1986 ») sont des réflexions sur la posture et les pratiques novatrices de l’artiste.

 

            La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au catalogue du « grand monde d’Andy Warhol ». Il porte au jour des aspects de son œuvre qui n’avaient pas été aussi clairement montrés dans les expositions précédentes. Cela est dû notamment à la sélection de plus d’une centaine de peintures (dont beaucoup proviennent de collections privées) et à leur présentation dans l’espace du Grand Palais. Plutôt que de proposer un parcours basé sur la chronologie ou l’évolution esthétique, le commissaire de l’exposition a adopté un parti-pris plus pugnace. Il montre les rapports de l’artiste avec l’argent. Les têtes de chapitres sont explicites : « Art et commerce », « Le monde de l’art », « Puissance de l’argent » (illustré par « Dollar Sign » de 1981), « Glamour », « Royautés et politiques », « Génies », etc. Dans un entretien avec le critique et historien d’art Edward Lucie-Smith (publié  à la fin de l’ouvrage), Warhol  dit « Je peins tout le monde. Tous ceux qui me le demandent » mais il dit, par ailleurs, « Je ne crois pas au rêve américain mais je pense qu’on peut en tirer de l’argent ». La liste des personnalités exposées forme le gotha de la finance internationale :  les banquiers les plus influents (Nelson Rockefeller, Baron von Thyssen, etc.) ont commandé leur portrait ou celui de leurs épouses ; des hommes d’affaires comme Giovanni Agnelli, Mr Krull, Philip S. Niarchos, Gunther Sachs, etc. ; des magnats de l’immobilier  ou de la presse ; des héritiers et héritières du pétrole, des aciéries, du coca-cola, etc., des hommes politiques de premier plan (Gérald Ford, Jimmy Carter) et les membres de leur famille (Jackie Kennedy, sa sœur, Lee Radziwill) ; des souverains comme le shah d’Iran et sa femme, des princesses (Diana), des ambassadeurs, etc. Le monde de l’art est largement représenté : des galeristes (Sydney Janis, Alexandre Iolas, Ileana Sonnabend, Léo Castelli et surtout Bruno Bischofberger qui ouvre sa galerie à Zurich en 1963 et propose à Warhol de faire le portrait de tous ses clients) ; des collectionneurs dont Dominique de Menil ; des artistes contemporains (Man Ray, Julian Schnabel, Joseph Beuys, Jean-Michel Basquiat, David Hockney, Joseph Kosuth, Francesco Clemente, etc.) ; des acteurs et actrices (Liz Taylor, Marilyn Monroe, Brigitte Bardot, Lana Turner, Marlon Brando, Silverster Stallone, etc.). Emilia Philippot  résume en quelque sorte l’impression gardée à la fin de l’exposition : « Autant de noms connus qui ont servi à faire la réputation de Warhol. À force de les représenter, de les sanctifier même (effet de masse produit par le recours au multiple, efficacité distanciatrice des couleurs franches…), l’artiste a fini par associer son nom à celui des plus grandes idoles du siècle. De sorte que, dans les années 1980, le nom de Warhol est devenu une marchandise à part entière, un label qui garantit à quiconque passe entre ses mains une image glamour des plus grandes stars. Peu importe au fond que l’on soit actrice ou princesse, puisque le traitement demeure le même pour tous : gros plan cinématographique, flash gommant les imperfections et couleurs sublimées. »

 

            L’ouvrage se termine par une anthologie critique réunissant la préface de Robert Rosenblum pour le catalogue Andy Wharol : Portraits of the 70’s de l’exposition au Whitney Museum of American Art en 1979  et les articles d’Hilton Kramer, de John Perreault publiés dans le New York Times et dans le Soho Weekly News, pour la même occasion ainsi qu’un texte de Peter Schjedahl publié dans le magazine Art in America 68, de mai 1980. Les annexes comportent une chronologie détaillée, la bibliographie et l’index.

            En conclusion, les choix d’Alain Cueff ne manquent ni de finesse ni d’ironie. Car il ne s’agit pas seulement de présenter, ici, l’œuvre de Warhol mais de développer, en filigrane, une réflexion sur les conditions sociales de production du champ de l’avant-garde comme l’avait fait Bourdieu en son temps « ‘ce qui fait les réputations’, ce n’est pas… telle ou telle personne ‘influente’, telle ou telle institution, revue, hebdomadaire, académie, cénacle, marchand, éditeur, ce n’est même pas l’ensemble de ce que l’on appelle parfois ‘les personnalités du monde des arts et des lettres’, c’est le champ de production comme système des relations objectives entre ces agents ou ces institutions et lieu de luttes pour le monopole du pouvoir de consécration où s’engendrent continument la valeur des œuvres et la croyance dans cette valeur » (ARSS, 13, 1977).

            Depuis, la mondialisation a hypertrophié ces effets : investissements placés dans l’art, internationalisation des échanges, canonisation de quelques artistes en cour, etc. Le Grand Palais peut témoigner  des aléas de ce marché. Construit à la fin du XIXe siècle pour affirmer l’hégémonie française en matière d’art et d’industrie, il a assisté au déclin des Salons, au recul des grandes entreprises. Il accueille désormais la Foire internationale d’art contemporain (FIAC) qui doit constamment lutter pour tenir son rang sur le marché international de l’art. C’est pourquoi le Panthéon de ceux qui font et défont les réputations dans cet univers, accroché aux cimaises du Grand Palais, ne manque pas  d’intérêt.





Sommaire

p. 19                Introduction, Alain Cueff

 

Essais

p. 23 : Cosmétique de l’ombre, Alain Cueff

p. 39 : Le communisme esthétique d’Andy Warhol, Didier Ottinger

p. 47 : Living Portrait Boxes, Philippe-Alain Michaud

p. 53 : Jeune homme de l’artiste en portrait, Pierre Guglielmina

p. 57 : Debbie Harry. Du polaroïd à la peinture, migration et transformation des images, Émilia Philippot

p. 63 : Polaroïds, 1971-1986, Vincent Frémont

 

Le grand monde d’Andy Warhol, catalogue des œuvres

p. 69 : 1. Trois âges

p. 75 : 2. Icônes modernes et anthropométries

p. 89 : 3. Art et commerce

p. 103 : 4. L’œil et la machine

p. 111 : 5. Mao et la question du genre

p. 123 : 6. Le singulier du pluriel

p. 161 : 7. Les écrans du rêve

p. 179 : 8. Portraits en pied

p. 193 : 9. Le monde de l’art

p. 217 : 10. Puissance de l’argent

p. 233 : 11. Glamour

p. 253 : 12. Royautés et politiques

p. 269 : 13. Génies

p. 281 : 14. Générations

p. 297 : 15. La dernière cène

 

Entretien

p. 314 : Andy Warhol s’entretient avec Edward Lucie-Smith

 

Anthologie critique

p. 322 : Un peintre de cour des années 1970, Robert Rosenblum

p. 328 : Art : le Whitney Museum expose l’œuvre de Warhol, Hilton Kramer

p. 329 : L’amoralité sur commande, John Perreault

p. 332 : Warhol et les classes sociales, Peter Schjeldahl

 

Une chronique des années 1980

p. 339

 

Annexes

p. 352 : Chronologie, Émilia Philippot

p. 359 : Bibliographie

p. 364 : Index