AA.VV.: Asger Jorn, œuvres sur papier (1914-1973). Exposition au Centre Pompidou, du 11 février au 11 mai 2009. 246 X 200 mm, 130 illustrations couleur, 183 pages, ISBN-EAN13 : 9782070123520, 39 euros
(Editions Gallimard, Paris 2009)
 
Compte rendu par Evelyne Toussaint, Université de Pau et des pays de l’Adour
 
Nombre de mots : 1414 mots
Publié en ligne le 2009-07-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          La publication du catalogue Asger Jorn. Œuvres sur papier (1914-1973). par les Éditions Gallimard et le Centre Pompidou accompagne la rétrospective de l’œuvre graphique de Jorn, membre fondateur du mouvement Cobra en 1948, associé au groupe danois des « spontanés abstraits » puis à l’Internationale situationniste.

Cet ouvrage, sous la direction de Jonas Storsve, qui est également le commissaire de cette exposition proposée au Centre Pompidou, de février à mai 2009, à l’occasion du soixantième anniversaire de la création du mouvement Cobra (acronyme de COpenhague, Bruxelles et Amsterdam), réunit les essais de Dorte Kirkeby Andersen, Troels Andersen et Jonas Storsve. Il comprend cent quarante illustrations en couleur, de grande qualité, et trois textes qui apportent des éclairages complémentaires sur les sources d’inspiration et les expérimentations de l’artiste, sur ses positions politiques ou sa personnalité.

 

          Conservateur en chef du musée de la ville de Silkeborg où Asger Jorn vécut dans sa jeunesse et où il revint au début des années 1950 lors d’une hospitalisation en sanatorium, Dorte Kirkeby Andersen, dans son article Les collections Asger Jorn au Silkeborg Kunstmuseum, explique le contexte de la collection constituée par l’artiste. À l’origine de l’exposition et de son catalogue, cette collection fut conçue « comme une provocation », expliquait Jorn qui entendait ne pas s’ériger « en juge ou critique de qualité », mais « montrer ce qui est considéré, par un certain cercle limité, comme essentiel ». Les propres œuvres de Jorn constituent un ensemble considérable de près de cinq cent cinquante dessins, de quarante années de peinture, de très nombreuses céramiques, notamment réalisées à Albisola en Italie, en 1954, ainsi que de tapisseries. Une cinquantaine d’autres artistes sont aussi présents dans le musée, attestant l’intérêt de Jorn pour « l’abstraction spontanée » qui s’est diffusée au Danemark pendant la Seconde Guerre mondiale, courant lui-même influencé par le symbolisme, l’expressionnisme et le surréalisme, comme en témoignent les œuvres de James Ensor, Odilon Redon, Alfred Jarry, Max Beckmann, Otto Dix, Emil Nolde, Francis Picabia, Hans Arp, Max Ernst, Man Ray.

Deux personnalités, figurant également dans la collection, ont particulièrement marqué Asger Jorn : Fernand Léger, qui fut son professeur à Paris, et Le Corbusier, qui lui avait confié la réalisation d’une peinture dans son pavillon, lors de l’Exposition universelle de 1937.

Jorn incitait ses amis artistes – Jean Dubuffet, Henri Michaux, Wols – à faire donation de travaux graphiques à Silkeborg. À l’occasion, il lui arrivait également d’acheter des œuvres ou de troquer les siennes contre celles d’Enrico Baj, Wilfredo Lam, Roberto Matta, Lucio Fontana, Antonio Saura, Jacqueline de Jong, Shiryu Morita ou Pierre Alechinsky.

 

          À partir de 1963, Jorn éprouve un regain d’intérêt pour l’art populaire nordique qu’il appréciait dans sa jeunesse et il entreprend, avec le photographe français Gérard Franceschi, de recenser des images d’inscriptions préhistoriques, de sculptures romanes ou d’églises norvégiennes, en vue de l’édition de Dix mille ans d’art populaire nordique, projet grandiose qui échoua dans son ambition première, mais dont les archives furent réunies sous le titre SISV, Skandinavisk Institut for Sammenlignende Vandalisme (Institut scandinave de vandalisme comparé).

Autour des années 1960, souligne Dorte Kirkeby Andersen, la production d’Asger Jorn fut marquée par sa collaboration avec Guy Debord, avec qui il publia deux livres : Fin de Copenhague et Mémoires. En 1968, la grande peinture Stalingrad – « un de ses chefs-d’œuvre absolus » – exposée à Cuba, rejoignit la collection.

L’auteur rend également hommage à l’attention portée par Jorn à la documentation (revues, catalogues et correspondance), ce en quoi il voit un autre témoignage d’une position que Pierre Alechinsky qualifia d’« antiégoïste ».

 

          Troels Andersen, ancien directeur du Silkeborg Kunstmuseum, grand connaisseur lui aussi de l’œuvre d’Asger Jorn, propose un découpage chronologique dans son article Jorn en France. Entre 1936 et 1939 – ses années d’apprentissage –, Jorn, malgré l’admiration qu’il porte à l’un et à l’autre, s’émancipe vis-à-vis de Le Corbusier d’un risque d’assujettissement de la peinture et de la sculpture à l’architecture et il défend une certaine peinture que Fernand Léger ne peut accepter. C’est pourtant Léger qui lui avait présenté le cabaret dadaïste et surréaliste Les Réverbères et qui lui avait fait découvrir le Château de Kafka. Après l’exposition surréaliste de 1938 à la Galerie Charpentier, Jorn, explique Troels Andersen, « chercha à créer une synthèse entre l’art abstrait et le mode d’expression surréaliste », vers un « surréalisme-abstrait ». Ayant quitté Paris pour le Danemark en août 1939, Jorn n’aura pas à subir les attaques contre l’art « dégénéré » et pourra en effet s’adonner à une peinture « spontanée-abstraite » avec d’autres artistes, en se fondant sur les traditions picturales danoises, les masques « primitifs », les dessins d’enfants ou l’écriture automatique. C’est avant son retour en France que l’artiste change son nom, Jørgensen, pour Jorn, plus facile à prononcer.

De 1946 à 1951, Jorn fait de nouvelles rencontres : Constant – un jeune peintre hollandais qui fera partie de l’aventure de la revue et du mouvement Cobra deux ans plus tard –, Picasso, Wilfredo Lam, et André Breton, lequel opposera un « refus cinglant » aux suggestions formulées par Jorn à l’adresse du surréalisme. Jorn est critique envers ceux qu’il appelle « les coloristes français » (Estève, Lapicque, Manessier, Bazaine…). Il voudrait, en fait, que ces derniers découvrent « des mondes de perversion contre nature et de sauvagerie féroce plus ou moins soigneusement cachés » et que les surréalistes s’approprient une démarche plus « saine et naturelle », à la manière de Wilfredo Lam. Jorn entre également en contact avec les « surréalistes révolutionnaires », en opposition à Breton. Il rencontre le poète belge Christian Dotremont qui participera lui aussi à la fondation de Cobra, en compagnie des Hollandais Corneille, Appel et Constant, auxquels se rallieront Yves Bonnefoy et Michel Ragon.

Le projet, cependant, tourne court et en 1951 Jorn retourne au Danemark, malade et épuisé. De 1955 à 1962, après dix-huit mois en sanatorium, il reprend ses activités, se lançant dans une polémique contre le fonctionnalisme porté notamment par Max Bill. Il entre en revanche en relation avec un jeune peintre italien, Enrico Baj, qui l’introduit à un groupe dissident du mouvement lettriste, se développant autour de Guy Debord – qu’il rencontre en 1955 – sous le nom d’Internationale lettriste, avant de devenir l’Internationale situationniste. Jorn écrit de nombreux articles pour la revue, décrivant huit ans avant 1968 (il réalisera alors quatre affiches lithographiées) « le mouvement qui agitait la jeunesse et les conséquences qu’il pouvait avoir ». S’il bénéficie du soutien de Jacques Prévert, Michel Ragon ou Gaston Bachelard, Jorn a des détracteurs, parmi lesquels Isidore Isou, dont il conteste pour sa part la « tentative d’ériger sa méthode artistique en système ». Il rompt avec le groupe situationniste en 1962, gardant toutefois le contact avec Debord.

De cette date à sa mort, en 1973, Asger Jorn acquiert une réelle notoriété en Italie, entreprend de rassembler la collection de Silkeborg, réalise avec Dubuffet, qu’il rejoint au Collège de pataphysique, des expériences musicales bruitistes, poursuit sa collecte iconographique de motifs et réalise ses meilleures lithographies et gravures sur bois.

 

          Dans le troisième texte du catalogue, Asger Jorn dessinateur, Jonas Storsve s’intéresse de manière rapprochée à l’œuvre dessiné, « exceptionnellement expérimental et inventif » dont il étudie les influences (Miró, Tanguy, Ernst, Pollock, Klee, Munch, Lam…), les références (art scandinave ancien, Kafka, Maïakovski…) et les techniques (mine graphite, encre de Chine, aquarelle, crayon de couleur, stylo feutre de couleur, collages, tissage, peinture murale, gravure…). Il aborde aussi l’analyse du contexte historique et l’engagement politique du Jorn « sombre, grave, tendu et violent » qui se révèle dans Cité en flammes (1950) ou Le Droit de l’Aigle (1950). Jonas Storsve commente plus loin d’autres dessins qui offrent au contraire « une fraîcheur, une spontanéité et une monumentalité » ou un humour inattendus.

Jonas Storsve, qui rend compte de « l’énergie nouvelle » que l’on discerne lors de la rencontre de Jorn avec le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, rectifie par ailleurs une idée reçue en osant affirmer que le lien de l’artiste avec l’Internationale situationniste « n’est en revanche guère sensible dans son travail de dessinateur ». Celui-ci, constate l’auteur, est « à son apogée » vers 1960, comme en témoignent quinze petites aquarelles « particulièrement lumineuses, sereines […] un moment d’intense harmonie au sein d’un œuvre heurté et chaviré ».

          Outre la liste des œuvres exposées, une bibliographie et une liste des expositions personnelles de l’artiste, ce très utile ouvrage – même si les trois essais n’échappent pas à quelques répétitions qui pouvaient difficilement être évitées – contient également une précieuse Chronologie rédigée par Troels Andersen, accompagnée de nombreuses photographies.

 

Sommaire :

Avant-propos, par Alain Seban, p. 9

Les collections Asger Jorn au Silkeborg Kunstmuseum, par Dorte Kirkeby Andersen, p. 11

Asger Jorn en France, par Troels Andersen, p. 19

Asger Jorn dessinateur, par Jonas Strosve, p. 35

Œuvres exposées, p. 45

Liste des œuvres exposées, p. 166

Chronologie, par Troels Andersen, p. 171

Bibliographie, p. 182

Expositions, p. 183