Murphy, Maureen: De l’imaginaire au musée – Les arts d’Afrique à Paris et à New York (1931-2006), collection Œuvres en sociétés.
Edition française, 17 x 20 cm (broché), 400 pages (54 ill. n&b), 26 €, ISBN : 978-2-84066-295-2 Préface de Philippe Dagen
(Les presses du réel, Dijon 2009)
 
Compte rendu par Evelyne Toussaint, Université de Pau et des Pays de l’Adour
 
Nombre de mots : 1737 mots
Publié en ligne le 2009-11-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=757
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           Publié avec le soutien du Centre d’Histoire de Sciences Po, du Pôle culture de la Fondation de France et de la Franco-American Foundation for the Arts and Science, De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique à Paris et à New York (1931-2006) est un ouvrage issu d’une thèse d’histoire de l’art, soutenue en 2005 sous la direction de Philippe Dagen. Celui-ci souligne, dans une amicale préface, tout l’intérêt d’un ouvrage qui est « l’un des premiers à entreprendre une histoire critique des relations entre l’Occident et l’ ‘art nègre’ ».

           L’auteur, Maureen Murphy, inscrit sa démarche dans la perspective épistémologique d’une histoire de l’art qui ne serait plus « retranchée derrière une approche centrée sur l’objet ou l’esthétique, frileuse par rapport aux questions relevant du politique ou des questions de société », peinant à « prendre en compte les éléments pourtant constitutifs de son étude, à savoir les modes de représentation et de réception des œuvres » (p. 15).

 

           Maureen Murphy s’attache donc – renvoyant notamment à l’important travail de recherche de Benoît de l’Estoile, Le Goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers (Paris, Flammarion, 2007) –, sur un ton très vivant, à retracer l’histoire des partis-pris muséographiques révélant des systèmes de représentations, des positions politiques et des choix philosophiques portés par des personnalités comme Georges-Henri Rivière (musée d’ethnographie du Trocadéro, futur musée de l’Homme), « homme de l’action, de l’innovation », ou Ary Leblond (musée permanent des Colonies), « plutôt du courant réactionnaire » (p. 21). 

           L’auteur fournit une très intéressante étude des modalités de présentation des objets en établissant un comparatif entre les usages muséographiques en France et aux États-Unis (notamment le mémorial de Theodore Roosevelt au Muséum d’histoire naturelle de New York), interrogeant la théâtralisation des trophées et la volonté didactique en lien avec la « domination coloniale », mais aussi la valeur d’usage et le statut des œuvres. Elle s’attache aux contextes scientifiques et aux discours idéologiques pour comprendre, en lien avec les tensions entre art et anthropologie, les évolutions de la notion de chef-d’œuvre et les pratiques de collectionnisme. Ainsi, l’on pourra constater que si, « en France comme aux États-Unis, le musée se pense comme un facteur d’éducation et d’élévation sociale » (p. 74), pour les trustees qui financent le musée américain, « le prestige ne s’évalue pas en termes d’accomplissements intellectuels, comme en Europe, mais en termes d’‘efficacité sociale’ par rapport à leur maîtrise du continent » (p. 75), dans un contexte où « les Indiens et les Noirs, anciens esclaves venus d’Afrique, représentent cet Autre par rapport auquel se définit un groupe de pouvoir qui se considère comme le tenant d’une norme, d’un idéal à répandre sur le continent pour le Bien de tous » (p. 72).

 

           L’auteur se penche ensuite sur les spécificités de l’intérêt croissant, aux États-Unis, pour les arts africains, dans le cadre de la Harlem Renaissance dans les années 1920, alors qu’émergent des personnalités comme le collectionneur d’art moderne et amateur d’art d’Afrique Albert C. Barnes et le porte-parole des minorités bafouées Aimé Césaire, dans un contexte de montée du mouvement de la « négritude », qui allait devenir « le fer de lance d’un mouvement d’émancipation intellectuelle, psychologique et politique des Noirs d’Afrique, des Antilles et des États-Unis » (p. 102). Les liens entre négritude et surréalisme sont ici examinés à travers les œuvres de Man Ray, la « Contre Exposition coloniale » organisée en 1931 par la Ligue anti-impérialiste, « L’Exposition surréaliste d’objets » de 1936 chez Charles Ratton, mais aussi par l’étude d’articles de la revue Documents, dans laquelle des dissidents (Michel Leiris, Robert Desnos, André Masson…) rejoignent des anthropologues (Marcel Griaule, Marcel Mauss…) et critiquent « la décontextualisation formaliste » (p. 119).

           Maureen Murphy aborde également l’évolution des galeries privées aux États-Unis – Alfred Stieglitz et Marius de Zayas organisant ensemble la première exposition de sculptures d’art africain « en tant qu’art », en 1914,  (p. 134) – et en France (sous l’égide de Paul Guillaume). Les liens de proximité entre « art nègre » – exclusivement présenté sous un angle esthétique – et art moderne sont mis en évidence par le double intérêt des collectionneurs (Albert C. Barnes et Gertrude Stein) et des marchands (Daniel-Henry Kahnweiler ou Louis Carré).

           Si l’exposition d’art africain et d’art océanien, organisée par Tristan Tzara et Charles Ratton à la galerie du Théâtre Pigalle en 1930 est jugée « obscène » par certains critiques, Waldemar George estime au contraire que « l’art nègre est mûr pour le Louvre » du fait de sa « perfection formelle », sous réserve, tout de même, d’éviter « que des valeurs différentes de celles établies en Occident soient propagées dans la culture française » (p. 152-153). D’autres considèrent que l’art moderne est « l’une des plus grandes escroqueries du siècle » (p. 153) et revendiquent le modèle grec, alors même que « l’engouement pour l’art ‘nègre’ atteint son paroxysme, à Paris, dans ces années de montée des thèses xénophobes, antisémites et racistes » (p. 160).

           Pendant ce temps, « New York prend les devants », explique Maureen Murphy qui revient sur les expositions « Primitive Negro Art », au Brooklyn Museum en 1923, et « African Negro Art » au MoMA en 1935 – sous le commissariat de Johnson Sweeney et d’Alfred H. Barr –, en analysant l’origine des prêts et leur nature, comme elle s’y emploie également au sujet d’« African Scupture from The Ratton Collection » à la galerie Pierre Matisse de New York, la même année.

Ce sont là les prémisses de la période où, après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis deviendront le centre du marché de l’art africain.

 

           Dans la lignée de l’étude de Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne (Nîmes, Jacqueline Chambon, 1983), l’ouvrage aborde ensuite les modalités selon lesquelles « New York vola aussi l’idée d’art africain ».  L’exposition « Family of Man », au MoMA en 1955 révèle, constate l’auteur, les formes nouvelles que prennent alors « identités nationales et relations internationales » (p. 193). Dans cette exposition, « la propagande est mise au service de la diffusion d’un modèle de société, la répartition des groupes humains en étant l’élément de structuration central » (p. 198). Ici encore, Maureen Murphy met en relation la pratique de l’exposition avec l’histoire, les choix muséographiques et les idéologies : « En France, l’ambition universaliste vise à englober les différences en un tout hiérarchisé, tandis qu’aux États-Unis les diversités sont abordées dans une optique culturaliste égalitaire » (p. 199). Les États-Unis affirment leur volonté de diffuser leur propre modèle en s’appropriant l’esthétique moderniste et l’art « primitif », ce dont témoigne la création du Museum of Primitive Art à New York en 1957, dont le premier directeur est l’historien de l’art Robert Goldwater. Maureen Murphy souligne l’embarras des fondateurs du musée quant à son titre et elle rappelle leurs hésitations entre les termes « primitif » et « indigène » ainsi que leur difficulté à trouver un équilibre entre « parti pris en faveur du Beau » et « informations relatives au contexte d’origine des œuvres, à leur signification ainsi qu’à leurs usages ». Elle met ces débats en résonance avec ceux qui ont accompagné la création du musée du quai Branly (p. 212).

           L’exposition « Masterpieces of African Art » au Brooklyn Museum, en 1955, adoptait une esthétique moderniste et la collection d’Helena Rubinstein était représentative de cette « assimilation du ‘moderne’ au ‘primitif’ » (p. 226). L’histoire des présentations successives de la figure commémorative d’une reine bangwa (Cameroun) donne à l’auteur l’occasion d’étudier des modalités successives de mise en espace des œuvres, révélant les transformations des systèmes de représentation.

           Le Festival mondial des arts nègres de Dakar en 1966 est abordé selon une perspective systémique : les réseaux d’acquisition des objets en Afrique, les fluctuations du marché et les évolutions législatives dans le contexte de la décolonisation, les ambiguïtés « néocolonialistes » des positions de Léopold Sédar Senghor, la formation des artistes au Sénégal. Les débats autour de l’exposition « Tendances et confrontations » y témoignèrent de l’antinomie entre les deux « courants » des professeurs d’enseignement artistique Iba N’diaye et Pierre Lods, l’un accusé d’être pro-occidental, l’autre enfermé dans une « africanité dictée » (p. 275).

 

           La dernière partie du texte, qui a pour titre « De la rédemption à la sacralisation des arts d’Afrique », relate l’ouverture de l’aile Michael C. Rockefeller au Metropolitan, en 1982 (près de vingt ans avant l’entrée au Louvre des arts d’Afrique et d’Océanie en 2000) puis se poursuit avec l’analyse de l’exposition organisée au MoMA en 1984 par William Rubin, « ‘Primitivism’ in 20th Century Art. Affinity of the Tribal and the Modern », laquelle marque « l’apogée du formalisme moderniste » et suscite un vaste débat. C’est cependant, selon Maureen Murphy, le Center for African Art qu’ouvre dans le même temps Susan Vogel qui participe d’un véritable mouvement critique.

           Tout en reconnaissant à l’exposition « Magiciens de la terre » au Centre Pompidou et à la grande halle de la Villette, en 1989, sous le commissariat de Jean-Hubert Martin, le mérite de soulever « une question qui n’avait pas véritablement été posée auparavant, celle de la création contemporaine dans les pays d’A’O » (p. 288), l’auteur juge que « la sélectivité des œuvres réactive le paradigme primitiviste en le transposant au présent » et que « Les Magiciens » témoignent d’une « forme d’exotisme nostalgique » (p. 288). Elle accuse de même l’exposition internationale « Africa Remix » qui fut présentée au centre Georges Pompidou en 2005, sous le commissariat de Simon Njami, de faire fi « des débats internationaux des quinze années passées », et formule le même reproche à l’encontre de la présentation des arts d’Afrique et d’Océanie au musée du Louvre comme au musée du quai Branly, au sujet duquel elle revient sur les arguments qui ont opposé les détracteurs et les défenseurs du projet.

 

           Tout au long de cet ouvrage, l’auteur ne manque pas de fournir des descriptions précises d’œuvres attentivement sélectionnées, non plus que de faire référence à divers textes de critiques (Roland Barthes, par exemple), de restituer des paroles d’artistes ou de conservateurs. La bibliographie rend compte de l’importance des recherches effectuées dans des archives publiques et privées, de la consultation de travaux universitaires et de très nombreux ouvrages de référence. Les illustrations, très bien choisies, donnent en majorité à voir des documents peu largement diffusés. Quelques imperfections mineures (notamment un peu de désordre et des erreurs dans les notes de bas de page, ainsi que de nombreux alinéas aléatoires) n’enlèvent rien à la qualité de ce livre dont la seule faiblesse réside sans doute dans la brièveté du traitement de la période actuelle (depuis 1989) dont l’approche est assez superficielle (cinq expositions très importantes sont mentionnées en une note de bas de page, p. 289), l’analyse – que l’on peut juger partiale – d’« Africa Remix » prenant quant à elle des allures de règlement de compte.