Villela-Petit, Inès, dir.: 1204, la quatrième croisade : de Blois à Constantinople & éclats d'empires. Catalogue d’exposition sous la direction d’Inès Villela-Petit, Musée-Château de Blois & Paris, Bibliothèque nationale de France, Musée du cabinet des Médailles octobre 2005 – janvier 2006. Revue française d'héraldique et de sigillographie, t. 73-75, 2003-2005, 272 p., 28 x 20 cm, ISSN 1158-3355, 29 euros.
(Société française d'héraldique et de sigillographie 2005)

 
Compte rendu par Ludovic Lefebvre, Université de Rouen
 
Nombre de mots : 2167 mots
Publié en ligne le 2007-09-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=76
 
 

Ce catalogue (édité par la Revue française d’héraldique et de sigillographie) réunit des témoignages écrits et des objets présentés au public lors de deux expositions qui se sont déroulées au château de Blois (exposition intitulée « De Blois à Constantinople ») et au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale à Paris (exposition nommée « Eclats d’empires »). 2004 était en effet le huit centième anniversaire de la prise de Constantinople par les Croisés, l’un des événements majeurs du Moyen Age, point d’aboutissement de décennies d’incompréhension entre l’occident latin et l’orient byzantin. Ceci devait avoir des répercussions non seulement dans la sphère géopolitique mais également dans les domaines culturels, socio-économiques et dans les mentalités européennes.

L’ouvrage en question est divisé en deux parties : la première (elle-même subdivisée en cinq sous-parties si l’on compte l’introduction et l’épilogue) regroupe dix-sept contributions sur lesquelles nous allons revenir ci-après (pages 5-182) et la seconde recense le catalogue des deux expositions proprement dit (pages 193-257).

La narration historique est omniprésente tout au long de ces pages ainsi que la présentation des grandes figures de la quatrième croisade. Quelques rappels des événements (que l’on peut retrouver dans les contributions de I. Villela-Petit, « 1204, éclats d’empires », p. 9-16 et J. Richard, « Une croisade en son contexte », p. 21-25) : le 15 août 1198, le pape Innocent III lança un appel à la chrétienté pour se porter au secours du royaume latin de Jérusalem dont le territoire se rétrécissait comme peau de chagrin. Il était relayé dans sa prédication par Foulques de Neuilly et Pierre de Capoue. Le 28 novembre 1199, plusieurs barons, lors d’un tournoi à Ecry, décidèrent de prendre la croix. Parmi eux Louis de Blois (voir le portrait dressé par Thierry Crépin-Leblond : « Louis, comte de Blois et de Chartres : de Blois à Andrinople », p. 17-19 ; où il est rappelé l’importance de ce personnage dans l’exportation de reliques de Constantinople aux cathédrales de Chartres et de Beauvais), le maréchal de Champagne Geoffroy de Villehardouin (chroniqueur capital de ladite croisade, voir à ce sujet l’article de S. Hériché-Pradeau, « La quatrième croisade vue par les chroniqueurs et les poètes », p. 27-38), Simon de Montfort (plus connu pour son rôle de chef des croisés contre les cathares quelques années plus tard), les frères Henri et Baudouin de Flandre. Thibaut de Champagne, pressenti pour être le chef de l’expédition, mourut peu de temps avant son départ et fut remplacé par Boniface de Montferrat. A l’automne 1202, un tiers seulement de l’effectif était présent à Venise pour embarquer en direction de la Terre Sainte. La somme n’étant donc pas réunie, contrairement à l’attente initiale, le doge Dandolo propose aux combattants du Christ présents de prendre la ville de Zara, ville chrétienne aux mains des Hongrois. Cette déviation du but initial entraîna l’excommunication des croisés par Innocent III. Les croisés furent à nouveau sollicités par l’empereur germanique, Philippe de Souabe, pour rétablir sur le trône de Constantinople Isaac II Ange qui venait d’être détrôné par Alexis III, ce qui fut fait le 17 juillet 1203. Très vite Isaac et son fils Alexis IV, associé au trône, ne purent accomplir les promesses faites aux Latins et mécontentèrent la population constantinopolitaine qui voyait en eux des souverains fantoches des croisés. Ils furent donc renversés et la dynastie des Doukas (Alexis V) remplaça les Ange. Les barons et Venise décidèrent de prendre la ville mais pour leur propre compte cette fois-ci. Constantinople, qui avait résisté à huit siècles de siège, tomba pour la deuxième fois le 13 avril 1204 et fut soumise à un sac en règle de trois jours. Venise et ses alliés se partagèrent la dépouille.

Il est intéressant de constater à la lecture de ce catalogue que, très vite, cette croisade fut jugée comme peu glorieuse par les contemporains eux-mêmes. Ainsi il est relevé par F. Caroff (« La quatrième croisade en images », p. 39-53) que cette croisade n’a pas été mise en scène régulièrement par les enlumineurs occidentaux au bas Moyen Age, elle ne comptabiliserait ainsi que « 2,5% des scènes de croisades dans les importants corpus que constituent les exemplaires de la chronique de Guillaume de Tyr et des Grandes Chroniques de France » (p.40). Ce désintérêt relatif (la sixième croisade fut l’expédition du genre la plus désapprouvée puisqu’elle aboutit à une alliance avec les musulmans sous l’égide de Frédéric II) est manifeste puisqu’il est très difficile de savoir si, dans les scènes de bataille, on a affaire au siège de 1203 ou à celui de 1204, l’activité guerrière primant de toute manière sur le détail des faits.

La « Nouvelle Rome » voulue par Constantin avait été rapidement le principal lieu de la chrétienté où l’on pouvait trouver les reliques les plus importantes. L’empire byzantin se vantait lui-même de détenir ces hauts symboles si âprement recherchés (voir J. Durand, « La quatrième croisade, les reliques et les reliquaires de Constantinople », p. 55-79). Or, les croisés se sont rués avec une avidité inconcevable sur ces biens dans les palais et églises dont Constantinople regorgeait. La dispersion desdites reliques (citons à titre d’exemples la Couronne d’épines, la Vraie Croix, le Lait de la Vierge…) et reliquaires à travers l’occident se fit à une vitesse déconcertante ; citons le comte Paul Riant dans ses Exuviae sacrae Constantinopolitanae, qui a narré le sort de quatre cents restes de saints, la grande majorité des reliques ayant été dispersée dès les premiers mois de la prise de la ville. L’arrivée de ces reliques en occident ne fut pas sans conséquence. Certains chantiers architecturaux et monumentaux furent entrepris et achevés grâce à l’arrivée de ces reliques et donc à l’afflux d’aumônes qu’elles engendrèrent (ainsi le chef de saint Jean-Baptiste rapporté à Amiens en 1206). Cette intrusion de nouvelles reliques eut naturellement une influence dans le renouvellement iconographique et thématique en vogue, comme ce fut le cas pour sainte Anne à Chartres. Il n’y eut cependant pas de révolution iconographique stricto sensu au sens où il n’y eut pas de vague byzantinophile dans l’art par l’adoption de thèmes spécifiquement grecs. Ce constat est évidemment à relativiser : ainsi à Paris on vit la réapparition de la technique de l’émail cloisonné sur or, très pratiquée dans l’empire byzantin mais abandonnée en France. En fait, cet afflux de reliques, inédit dans l’histoire, eut des répercussions sur la confection des reliquaires. Le désir de prouver l’authenticité des reliques explique ainsi que les croisés s’attachèrent à conserver les « appliques, cercles, frettes, médaillons ou bouterolles fixés sur la relique » (p. 63) et que « la plupart de ces attaches métalliques subsistèrent ainsi longtemps à l’intérieur des reliquaires gothiques ». Il est intéressant de relever que nombre de reliques furent « fragmentées », à nouveau dispersées (en raison des liens qui unissaient les églises) et que, par conséquent, il y eut floraison de reliquaires gothiques. Mais plus « surprenant » (pour reprendre un mot de l’auteur p. 66), les anciens réceptacles furent souvent abandonnés pour la fabrication de nouveaux. Cette singularité tient à des raisons telles que les formes des reliquaires occidentaux qui, contrairement à leurs homologues orientaux exprimaient leur contenu (du style grandes châsses pour corps entiers), ainsi qu’à la vogue nouvelle des reliquaires monstrances permettant de voir les reliques proprement dites grâce à la transparence du cristal. Dans ce contexte, les rares cas de conservation de reliquaires byzantins le furent en raison de l’éclat exceptionnel du contenant ou parce que l’évocation était indispensable (cas d’une relique peu explicite pour les Latins telle la châsse d’Athyra à Troyes).

Concernant la perte des œuvres d’art et leur destruction, les lignes synthétiques de M. Balard (« Bilan de la quatrième croisade », p. 81-85) sont éclairantes quant aux dégâts irréparables que cette croisade entraîna jusqu’aux lieux les plus saints.

Les conséquences territoriales et politiques de cette croisade sont évidemment étudiées. Ainsi la conquête du Péloponnèse et l’assimilation d’une poignée de Francs sont analysées par M.-A. Nielen dans son article « Les réseaux familiaux dans les seigneuries de Grèce franque au XIIIe siècle », p. 87-96. On constate d’ailleurs l’implantation durable de lignées de croisés en Terre Sainte et en Grèce, tels les Brienne ou les Aleman (moins connus).

L’héraldique, si importante pour les lignages de haute naissance de cette époque, est analysée au travers de trois contributions :

  • A. Baudin (« De la Champagne à la Morée : l’héraldique de la maison de Villehardouin », p. 98-112) revient sur l’image armoriale de cette famille champenoise (une croix recercelée ou ancrée) et, par l’étude iconographique, essaie d’établir les liens féodaux qu’elle pouvait avoir avec d’autres familles (les Brienne, les Chappes…).
  • L’impact de la sigillographie n’est évidemment pas négligé dans ce catalogue et comme le rappelle J.-L. Chassel, « Images des croisés de 1204 », p.113-115 : « Le sceau engage son possesseur devant Dieu, devant les hommes, pour le présent et pour l’avenir : il est son substitut et les signes identitaires concourent à la vérité de l’engagement » (p. 113). Tout comme pour les familles champenoises, l’essor de l’héraldique est perceptible par le jeu des brisures qui permet de définir les degrés de parenté dans un même lignage.
  • C. Morrisson (« Sceaux et bulles des empereurs latins de Constantinople : l’assimilation de l’héritage byzantin », p. 117-120) s’est attachée quant à elle à étudier l’appropriation progressive de différents symboles du pouvoir impérial qui commença dès le 16 mai 1204 lors du couronnement de Baudouin I er à Sainte-Sophie.

Le sort des principautés byzantines n’est pas oublié dans cet ouvrage car il est un fait important à rappeler : les croisés ne purent mettre la main sur l’ensemble du patrimoine territorial byzantin. Quatre Etats (Nicée, Trébizonde, Epire et Thessalonique) en émergèrent, qui ne surent (et surtout ne voulurent) s’entendre face aux Latins (voir le résumé des faits par J.-C. Cheynet, « Les Etats grecs après la chute de Constantinople », p. 121-127) et qui n’hésitèrent pas à former des alliances de circonstances avec ceux-ci. En 1261, l’empire de Nicée réussit à reconquérir Constantinople mais J.-C. Cheynet se demande en conclusion si la reconquête de la capitale ne s’avéra pas une charge trop lourde et ne scella pas en définitive le sort de l’empire « reconstitué » (car l’empire de Trébizonde, grec lui aussi, ne tomba qu’en 1461, soit huit ans après l’empire byzantin face aux Turcs de Mehmet II). Ce fut Nicée justement qui très vite voulut constituer face au reste du monde l’héritier de la culture byzantine, à la fois profane (classique) et chrétienne. Théodore II (empereur de 1254 à 1258) mit tout en œuvre pour enrichir ses bibliothèques, comme le relate son thuriféraire Théodore Scoutariotès (p. 130). C’est d’ailleurs dans cette nouvelle capitale que, jusqu’en 1261, une bonne partie de l’administration et de la noblesse impériales se rendirent.

L’une des forces de Byzance avant sa chute face aux croisés avait été son monnayage (quatre alliages circulaient dans l’empire), notamment le nomisma hyperpère qui était la grande monnaie d’échange du bassin méditerranéen. C. Morrisson et P. Papadopoulou étudient donc dans leur article intitulé « L’éclatement du monnayage dans le monde byzantin après 1204 : apparence ou réalité », p. 135-143, le devenir de cette monnaie, les nouveaux flux économiques ainsi que les créations et copies métalliques, non seulement par les Etats grecs et latins, mais également les puissances slaves (Bulgarie et Serbie), constituant de fait une multiplicité d’ « autorités émettrices » (p. 141).

L’aspect religieux (grande pomme de discorde entre Latins et Grecs accentuée depuis le schisme de 1054) est vu à travers le devenir des églises crétoises. La Crète était en effet vite devenue l’une des possessions de la Sérénissime Venise. Elle avait dû en venir à bout après une conquête méthodique et l’île resta dans l’orbite vénitienne jusqu’au XVII e siècle. Venise laissa à l’épiscopat orthodoxe le contrôle de ses églises mais s’assura par le truchement des candidatures une fidélité sans faille : seuls les loyaux sujets pouvaient accéder à l’ordination épiscopale.

Cette somme de contributions se clôt par deux articles qui analysent l’idée de l’empire latin après 1261. Le premier écrit par J. Paviot (« Le rêve d’un Empire latin d’Orient après 1261 », p. 161-167) montre que cette aventure fut prégnante pour une partie de la noblesse française. En 1261, Baudouin II déchu par Michel VIII Paléologue appartenait à la branche cadette des Capétiens (les Courtenay). Charles d’Anjou, frère de Saint Louis, roi de Sicile et despote de Romanie, espéra toute sa vie reprendre pied à Constantinople. Par la suite, tour à tour Charles VIII ou Louis XIV envisagèrent de remettre la main sur cette ville. Enfin, cette quatrième croisade est vue à travers les yeux des artistes du XIX e siècle (P.-G. Girault, « la croisade dans le regard des peintres du XIX e siècle », p. 169-182) où l’on constate en définitive avec les auteurs qu’il n’y a pas de « réelle spécificité de traitement de la quatrième croisade et, à part sans doute chez Delacroix, pas de recul critique et éthique sur le détournement de l’expédition ». Six siècles après la prise de Constantinople, c’est comme si peintres et écrivains étaient tout aussi gênés que leurs devanciers, chroniqueurs et artistes enlumineurs du XIII e siècle du sac de la grande ville chrétienne du Moyen Age.

L’ouvrage s’achève avec la reproduction de soixante-quinze notices des deux expositions proprement dites avec leur iconographie correspondante. Une bibliographie est annexée aux pages 258-271.