Michael Phillips (dir.), Catherine de Bourgoing (collab.): William Blake (1757-1827). Le génie visionnaire du romantisme anglais, Petit Palais - Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris (2 avril-28 juin 2009), 254 p., ISBN 978-2-7596-0077-9, 39€
(Paris Musées 2009)
 
Compte rendu par Paulina Spiechowicz, Ecole pratique des Hautes Etudes (Paris)
 
Nombre de mots : 1474 mots
Publié en ligne le 2009-10-31
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=768
 
 

         Le catalogue de l’exposition William Blake, Le génie visionnaire du romantisme anglais, explore, à travers la rétrospective organisée à Paris au Petit Palais du 2 avril au 29 juin 2009, les multiples facettes et nuances présentes dans l’œuvre du poète et peintre Blake.

 

          Cet ouvrage collectif qui essaie de parcourir la complexité et la polyvalence artistique de l’œuvre de l’artiste anglais, se présente comme un volume riche, subdivisé en plusieurs chapitres dont le but est d’analyser et de décrypter son travail artistique et littéraire. Blake, à la fois peintre et poète, gravant lui-même ses ouvrages, représente une figure singulière dans la culture anglaise de la fin du XVIIIe siècle. Méconnu jusqu’à la moitié du XIXe siècle, considéré la plupart du temps par ses contemporains comme un être souffrant de troubles psychiques, il acquiert une notoriété en France seulement entre les années 20 et 30 du siècle dernier. Sa reconnaissance poétique, survenue longtemps après sa mort, a d’abord été le résultat de l’intérêt d’un certain groupe d’intellectuels pour son œuvre littéraire, et seulement dans une deuxième étape a donné lieu au déchiffrement de son travail de peintre et de graveur.

 

          En France, c’est particulièrement grâce à André Gide que le phénomène Blake a pu être intégré dans le milieu surréaliste, culture qui recherchait des maîtres précurseurs pour valider son propre statut. Gide fut en effet le premier traducteur de Blake en France, qui proposa la publication du Mariage du Ciel et de l’Enfer chez Claude Aveline en 1923. C’est ainsi que William Blake, poète visionnaire et prophétique, républicain et antirationaliste, a trouvé un large consensus à travers l’originalité et l’anticonformisme de ses compositions poétiques.

 

          L’exposition qui a eu lieu à Paris les mois derniers, organisée par Daniel Marchesseau et Michael Phillips, et son catalogue rédigé sous la direction de Michael Phillips, en collaboration avec Catherine de Bourgoing, représentaient un événement attendu en France. En effet, la première rétrospective eut lieu à Paris en 1947 à la Galerie Drouin près de la Place Vendôme, où nous retrouvons André Gide à la direction du comité. Autour de lui, nombre d’auteurs et d’artistes célèbres se regroupèrent pour rendre hommage au maître anglais. Comme l’explique Daniel Marchesseau dans l’essai introductif du catalogue, les intellectuels les plus en vogue de l’époque participèrent à cette exposition, entre autres Marcel Arland, George Bataille, René Char, André Malraux, Jean-Paul Sartre, Paul Éluard, Henri Matisse, Pablo Picasso et Raymond Queneau. La présence de maints artistes et écrivains lors de cet événement explique l’aura croissante de l’œuvre de William Blake au cours du XXe siècle. Une redécouverte aura lieu à la suite de ces années, et Blake deviendra un poète « canonisé », tant en Angleterre – où il avait été déjà revalorisé un siècle avant –, qu’en France.

 

          Dès lors, l’exposition qui s’est tenue au Petit Palais, et dont le catalogue est la synthèse, avait une grande tâche a accomplir : présenter pour la deuxième fois au public français l’œuvre d’une figure extrêmement controversée, dont la complexité ne se laissait pas réduire aux schémas classiques de l’interprétation littéraire et artistique. C’est ainsi que le catalogue réunit un nombre exceptionnel d’intellectuels et de spécialistes de William Blake, avec la participation en outre d’Yves Bonnefoy, poète et professeur au Collège de France, et de Martin Butlin, membre de la British Academy.

 

          Dès le premier chapitre, l’analyse de la production artistique de Blake est mise en parallèle avec ses écrits. Blake, prophète de l’écriture, a fait du livre un objet autre, mêlant les mots aux images, pour plonger sa création artistique dans un univers somnambule. Sous l’inspiration de grands maîtres de la Renaissance, tels que Michel-Ange et Albert Durer, Blake parcourt, à travers des représentations parlantes, l’intériorité secrète de l’homme qui oscille entre le bien et le mal. L’art du regard heureux, comme il a été défini par Yves Bonnefoy, marque le passage de la philosophie des lumières, dépassée par Blake à travers un sentiment nouveau de la psyché humaine, troublée par ses rêves et ses arrière-pensées. « On ne peut que souscrire à sa conception d’Urizen, l’énorme vieillard pataugeant dans les marécages de la matière qui a plié la réalité aux catégories de temps et d’espace, établi la mesure, instauré les lois, fragmenté l’infini, étouffé par des dogmes la liberté de l’esprit. Ce sont tous les conformismes, toutes les idéologies qui sont dénoncées, comme il le faut, par cette vision radicale, exprimée de façon inusuellement saisissante » (p. 27), écrit encore Bonnefoy à propos de l’écriture visuelle de Blake.

 

          L’iconographie visionnaire mêlée d’un prophétisme poétique, jouissait du support que Blake appela l’imprimé « enluminé ». Michael Phillips explique le procédé utilisé par l’artiste anglais pour « publier » ses œuvres, procédé qui « suggérait un rapprochement avec la tradition médiévale des manuscrits mêlant intimement les lettres ornées et les miniatures au texte » (p. 39). Graveur de formation, Blake tenta tout au long de sa vie de trouver une solution qui lui permettrait de maîtriser toutes les étapes créatives de son œuvre du début à la fin, sans l’obligation de devoir passer par des intermédiaires pour accomplir ses compositions artistiques.

 

          Très jeune, il entra en apprentissage chez James Basire, graveur pour la Société des antiquaires de Londres, où il resta pendant sept ans. Cet apprentissage lui permit de maîtriser l’art de la gravure, qui fut autant son moyen de subsistance que le champ privilégié de son art.

 

          Héritier du mouvement néoclassique, comme le montre Martin Bultin, Blake a exploré la richesse de l’âme et de l’expression humaine par une iconographie qui s’apparente aux « chimères effrayantes » de John Hemilton Mortimer et aux visions obsessives de Fuseli. Pour Blake, ce fut l’imagination, le moteur et la raison de la vie. À travers l’imagination il parcourut les méandres incertains de la condition humaine, entre une religion calme et harmonieuse et la monstruosité démoniaque de ses visions apocalyptiques.

 

          Les chants de l’innocence et Le mariage du ciel et de l’enfer, sont certainement parmi les œuvres les plus réussies. En combinant des thèmes bibliques et classiques avec un style chimérique et voyant, Blake formule un art inspiré du domaine du subjectif. En outre, il illustra des livres tels que la Divine comédie de Dante et le Paradis perdu de Milton, en gardant toujours un regard très individuel, comme le montre David Fuller et Jared Richman. Fortement inspiré par des thèmes religieux, par rapport auxquels il prend tout de même ses distances, il réélabore à l’insu de sa propre conception figurative la grande culture classique européenne.

 

          L’attirance de Blake pour le gothique, qu’il découvre dans l’abbaye de Westminster où il s’était rendu pour son apprentissage, est une autre caractéristique présente dans ses visions. C’est un mouvement qui caractérise la culture anglaise de la fin du XVIIIe siècle, qui avait vu la naissance de maint ouvrage dédié aux aspects de l’épouvante et de la terreur par Horace Walpole, James Macpherson, et à travers la redécouverte de Shakespeare et de Dante Alighieri.

 

          Cependant, le catalogue de William Blake présenté pour accompagner l’exposition du Petit Palais, ne résume pas seulement les tendances lyriques et prophétiques de son œuvre. Plusieurs aspects, tant de son art que de sa vie, sont pris en considération et analysés scientifiquement. Sa formation de graveur, son atelier auquel participait aussi sa femme Catherine - une jeune fille illettrée à laquelle Blake apprit à lire et à écrire, et qui l’accompagna tout au long de sa vie en devenant aussi sa collaboratrice pour ces gravures - sont illustrés et commentés dans l’ouvrage collectif de l’exposition. L’étude des relations de Blake avec la politique est aussi mise en lumière dans le catalogue : Blake, républicain proclamé, était contre l’Ancien Régime ; cependant il dénonça la notion d’égalité individuelle défendue par les républicains en mettant en garde contre un commerce qui risquait de réduire l’être humain à un objet automatisé.

 

          Blake, qui mélange l’attitude de la figure classique avec une ambiance gothique, a donc essayé de restituer, à travers ses ouvrages, une vision de la réalité intimement liée aux sentiments obscurs et nocturnes de l’âme humaine. Cette capacité d’entrelacer dans un tissu extrêmement dense l’imagination au prophétisme, le lyrisme à l’image déchirée d’une nature mouvante et incertaine, le rapproche profondément à la culture visuelle et poétique du XXe siècle. Le catalogue s’achève sur les aspects contemporains de son œuvre, avec l’exploration du travail des trois peintres du siècle dernier inspirés par le maître anglais : Francis Bacon, Jean Cortot et Louis Brocquy.

 

          Il s’agit donc d’un catalogue substantiel, relativement exhaustif, qui dresse le portrait artistique et littéraire de Blake par le biais de différentes perspectives. Muni d’un riche corpus d’images, il permet tant au néophyte qu’au spécialiste de l’œuvre du peintre anglais d’approfondir la vision du monde ainsi que le cercle familier et culturel qui entourait Blake dans le mouvement romantique de l’Angleterre entre le XVIIIe et le début du XIXe siècle.