| Sers, Philippe: Duchamp confisqué, Marcel retrouvé (nouvelle coll. "L’art en travers"), 79 p., ill. coul., ISBN 978 2 7541 0301 5, 15 euros (Editions Hazan 2009)
| Reseña de Guillaume Le Bot, Université François Rabelais, Tours Número de palabras : 1617 palabras Publicado en línea el 2009-08-28 Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=798 L’ouvrage
de Philippe Sers, Duchamp confisqué,
Marcel retrouvé, a pour objectif de rendre à l’œuvre et à la pensée de
Marcel Duchamp la subversion et le dynamisme réel qui l’animent. Selon Philippe
Sers, c’est l’ensemble de l’œuvre de Marcel Duchamp qui a été
« confisqué » et vidé de son sens intrinsèque ; il se propose
donc de « retrouver » et d’analyser l’intempestive et dynamique
pensée duchampienne.
L’histoire de l’art a fait de Marcel
Duchamp l’inventeur du nominalisme
contemporain (un objet banal devient ‘objet d’art’ par le simple choix de
l’artiste) et lui a fait dire l’exact opposé de ce que son œuvre exprime. Pour
Sers, nous avons affaire à une véritable « imposture », une
« chape de plomb », qui pèse sur l’interprétation de cette pensée
majeure. Il va s’attacher dans ce court essai de 79 pages à montrer en quoi la
pensée de Duchamp a été détournée et surtout « inversée » : P.
Sers écrit qu’« à
travers une imposture d’une rare persistance, on se sert de la démonstration de
Duchamp pour justifier précisément ce qu’il critique. Et l’effet de ce
détournement est d’interdire à l’individu la relation directe à la valeur »
(p. 66). Cependant, le texte ne s’attache pas tant à critiquer le processus de
« confiscation » de la pensée duchampienne à la fois par les
institutions et par les détracteurs de l’art contemporain, qu’à montrer la
pertinence et la cohérence de l’ensemble de l’œuvre de Duchamp. Pour
« retrouver » et analyser la pensée duchampienne initiale (avant sa
« confiscation »), Philippe Sers organise son propos suivant trois
axes : la critique des notions de goût et de jugement, la notion de
paradoxe puis la notion de transfert.
Cette critique
des notions de goût et de jugement est fondatrice de l’œuvre de Duchamp,
« [qui] a voulu avant tout démontrer le mirage d’une esthétique de la
réception, c’est-à-dire que l’art est objet et que c’est la réception de
l’objet d’art qui détermine sa qualité ‘artistique’ » (p. 15). Pour Duchamp, « le non-sens de l’appréciation
institutionnelle devait être traqué à sa source » (p. 17). Pour critiquer
le nécessaire consensus général pour qu’un objet soit considéré comme objet
« d’art » (d’où son célèbre « objet dard » de 1951),
Duchamp met en place ce que P. Sers appelle le « consensus éclairé »
qui s’oppose au « consensus social », normatif et académique. Ce
consensus « éclairé », celui que chacun devrait développer
personnellement pour bien juger d’une œuvre d’art, fait appel, dans un premier
temps, à des conditions sensorielles particulières (Sers compare ici
« l’œil spirituel » avec « l’oreille absolue » musicale).
Dans un deuxième temps, le consensus éclairé exige une « capacité
d’attention », une sorte d’ascèse esthétique favorable à la concentration.
Les readymades sont donc pour P. Sers des « machines de guerres
philosophiques » qui visent à « dénoncer
la prétention de la société établie à légiférer sur la valeur de la création
artistique » (p. 20). Le readymade
vise à la fois à condamner la prétention de la société à définir quel objet est
à même de devenir une œuvre d’art et à définir une nouvelle relation à l’objet.
Cette nouvelle
relation à l’objet est en partie analysée dans la deuxième partie de cet essai
(intitulée « Les Nouveaux possibles ») dont le développement sur la
notion de paradoxe constitue le passage le plus pertinent. P. Sers appuie sa
démonstration sur la notion de paradoxe comme « instrument de connaissance », suivant la définition qu’en
donne Soren Kierkegaard (dans S. Kierkegaard, Journal, Paris, Gallimard, 1954, t. 2, p. 92-93). Le paradoxe,
considéré ici comme une « catégorie » (ontologique), va permettre à
Marcel Duchamp d’ouvrir la connaissance à de nouvelles régions, « qui
dépassent les frontières de la logique et de la perception » (p. 29) : « ‘Une
boîte de Suédoises pleine est plus légère qu’une boîte entamée parce qu’elle ne
fait pas de bruit’ [Duchamp du signe, p. 156]. Je peux constater ici »,
commente P. Sers, « que non seulement l’expérience du monde ne peut être
remplacée par les enchaînements logiques, mais qu’en outre elle les
contredit : le poids physique est remplacé dans mon expérience par un poids
phénoménologique qui le dément »
(p. 29).
Duchamp utilise
le paradoxe pour exprimer le « poids phénoménologique » d’une expérience sensorielle. Il utilise pour cela le rire,
le jeu de langage, mais aussi le hasard méthodique. P. Sers a brillamment expliqué
dans ce passage cette notion complexe de paradoxe et la façon dont Duchamp
ruine l’édifice théorique rationnel pour le remplacer par une nouvelle méthode
de connaissance et de préhension du monde. P. Sers analyse ensuite la notion de
paresse qu’il considère comme une forme de disponibilité, en s’appuyant sur la
phrase de M.D. : « Faut-il
réagir contre la paresse des voies ferrées entre deux passages de trains ? »
(Duchamp du signe, p. 156, cité p. 31). Après la paresse, il analyse les
notions de don, de valeur et d’échange, centrales chez Duchamp, à partir de la
phrase « Si je te donne un sou, me
donneras-tu une paire de ciseaux ? » que l’on peut lire sur un
disque réalisé pour Anemic Cinéma en
1925-1926. « Dans cette phrase s’opère un retrait radical du quantitatif, retrait qui seul peut
ouvrir le lieu d’accueil de la valeur absolue. L’observation malicieuse sur le
rapport entre le sou et les ciseaux consacre l’échec du système de l’échange
dans sa prétention à servir de base à la définition de la valeur ». Dans
ce passage, on perçoit la façon habituelle dont Sers articule son propos :
d’un côté une critique radicale et humoristique de toute norme et de l’autre,
la recherche inconditionnelle d’un « espace d’altérité radicale » (p. 36).
Le dernier paragraphe
de cette deuxième partie évoque les liens entre Duchamp et la pensée
pataphysique, pensée qui vise à « instaurer une distance entre ce que nous
vivons et l’évidence euclidienne ». Les Trois stoppages-étalons (œuvre qui fait aussi l’objet d’une analyse
développée) « établissent l’idée que la norme est statutairement
variable ». Il s’agit d’un « métrage non-euclidien », précise P.
Sers (p. 39).
Cependant,
l’apport le plus significatif de cet essai de Philippe Sers est peut-être cette
dernière partie intitulée « Le transfert » (p. 42 à 64). Dans cette partie est analysée de manière à
la fois claire et pertinente la façon dont Duchamp a tenté d’atteindre, grâce à
ses œuvres, cet « état transcendant de la vie » (expression tirée d’Artaud pour qui l’expression poétique
doit aboutir à un « état
transcendant de vie », Œuvres
Complètes, I, p. 580, cité p. 41). L’auteur définit cette notion de
transfert de la façon suivante : « Une réalité insaisissable puisque
de l’ordre de l’expérience vitale, peut être rendue compréhensible par son
transfert sur un autre support » (p. 42). Duchamp utilisa par exemple très
souvent la transcription mécanomorphique ou « transfert d’une réalité
vitale en un mode mécanique » (p. 43). L’objectif de M.D. est de rendre
compréhensible une situation instable ou irreprésentable (par exemple le
passage de la vierge à la mariée). Ce qui rend l’œuvre de Duchamp pertinente,
c’est que ce sont « les principes qui sont concernés par ce transfert et
non les ressemblances »,
physiques ou matérielles. « C’est un modèle de certitude par évidence,
autrement dit par vision directe, au cours de laquelle la vérité est rendue
claire et distincte, c’est-à-dire échappe à l’obscurité et la confusion
entraînée par le flux vital » (p. 45). Nous sommes en effet ici fort
éloignés du nominalisme auquel la pensée duchampienne a été réduite.
M.D. va tenter d’expliquer et donc de
transférer dans un autre matériau
(dont Duchamp abandonne parfois le choix au hasard comme dans l’élevage de poussière) ou dans une autre
forme (dont le choix peut aussi être
laissé au hasard, comme dans les Trois
stoppages-étalons) des « événements ». Cet
« événement » sera transféré plastiquement pour lui permettre une
« rencontre avec l’absolu »,
une « sortie de ses (propres)
limites » (p. 47, en note). Dans
ce passage, comme à plusieurs reprises, P. Sers compare la démarche de Duchamp
avec celle de Kandinsky. Les deux hommes ont tenté « une sortie du temps
par l’amour » (p. 46), l’un dans une perspective religieuse, l’autre dans
une perspective érotique. L’album de Kandinsky Klänge (« Résonances », 1913) est analysé ici en
parallèle avec Le Grand Verre. Le
transfert est décrit comme « un autre moyen que la pensée discursive » (p. 51). Il va lui permettre
d’explorer de nouvelles possibilités du regard et, ainsi, de dépasser le fameux
stade « rétinien ». Le transfert est une critique radicale des velléités
de re-présentation, de mimésis, de toute œuvre d’art : le but de Duchamp
sera ici de faire revivre « l’événement » au spectateur « à
partir de sa trace » ou à partir
de ses principes (mécaniques
notamment). L’œuvre ne vise pas à simuler une présence mais vise à recréer les
conditions de la préhension d’un événement, considéré comme proprement unique
et irreprésentable. Ce que Sers appelle le « transfert d’évidence » décrit le phénomène
suivant : « Une réalité obscure et confuse est rendue claire et
distincte par le transfert qu’effectue l’artiste » (p. 56).
L’œuvre est un « principe
d’identification », un moyen de
vérifier la véracité du vécu en le transférant plastiquement ou verbalement.
« Pour atteindre la signification des choses, il faut remettre les
événements dans un ordre dans lequel la cause ne précède pas l’effet » (p.
57). Ainsi, la rencontre (souvent impromptue) sera un moyen d’éclaircir le sens
: une roue de bicyclette et un tabouret par exemple, pour reprendre l’exemple
évoqué par l’auteur. P. Sers revient ici sur une notion qu’il avait développée
dans une précédente publication sur le discours totalitaire (Totalitarisme et avant-gardes, Les
Belles Lettres, 2001) : « L’usage par les suiveurs de Duchamp du discours
crypté, et le processus d’identification revêtent parfois toutes les apparences
de ce qu’utilise volontiers le discours totalitaire : le dire fondateur,
autrement dit une proposition arbitraire imposée par intimidation » (p.
57-58). Il confirme surtout ici le décalage immense entre la volonté initiale
de Duchamp de produire une œuvre qui soit un état transcendant de vie et ce que l’histoire de l’art lui a fait
dire : le nominalisme, le refus de toute valeur, l’importance de la
validation d’une œuvre par la société et l’Institution. C’est toute la
dimension spirituelle et poétique de l’œuvre de Duchamp qui a été refusée.
Nous ne pouvons donc que conseiller la
lecture de ce court et riche texte de Philippe Sers. L’auteur n’est pas avare
de répétition et de clarification de son propos. Les deux derniers paragraphes
comportent des clarifications et des précisions qui ne visent qu’à appuyer et à
nous faire comprendre les arguments de l’auteur. Il vise à une compréhension
complète de son propos ainsi que de celui de Duchamp. Les enjeux de cet essai
sont importants, car la lecture actuelle du travail de Duchamp non seulement en
empêche une compréhension réelle et efficace, mais surtout lui fait tenir un
discours qui lui est en tous points opposé et contraire. La volonté de Duchamp
a été de « dévoiler des dimensions jusqu’alors inconnues de l’expérience
vitale » (p. 79). Le paradoxe et
le transfert d’évidence ont été les outils de ce dévoilement existentiel.
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