Restany, Pierre: René Letourneur (1898-1990). Exposition Ecuries du Château de Sceaux, du 7 mai au 3 novembre 2009, 224 pages, 320 x 240 mm, ISBN, 9782702208977, 39 euros (Editions du Cercle d’Art, Paris 2009)
Compte rendu par Olivier Berger, Université Paris IV-Sorbonne
Nombre de mots : 1455 mots Publié en ligne le 2010-05-25 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=814
Sculpteur fontenaisien, René
Letourneur (1898-1990) a eu droit à une exposition consacrée à son œuvre au
Musée de l’Île-de-France, dans le prestigieux château de Sceaux, du 7 mai au 3
novembre 2009. A
cette occasion, le livre de Pierre Restany a été réédité et enrichi, afin de
mieux faire connaître au public le travail d’un sculpteur hors du commun, ancré
dans son temps.
Après le traumatisme de
l’expérience de la guerre de 1914-1918, qui l’oblige, en tant qu’élève, à
quitter momentanément les Beaux-Arts, accepté à titre provisoire, il choisit
l’art comme un refuge, souhaitant revenir à une époque antique, en quête de
pureté. Un prix à l’exposition des Arts Décoratifs, en 1925, le propulse sur la
voie du succès, en compagnie d’un ami rencontré à l’école parisienne des
Beaux-Arts, Jacques Swobada, une sorte d’alter
ego du sculpteur, les deux hommes étant liés par une véritable fusion
intellectuelle. Letourneur est admis à la Villa Médicis de
Rome où il se perfectionne, entouré de ses amis. Une vie sentimentale agitée,
entrelacée avec Jacques et ses compagnes, le conduit vers sa destinée
artistique : un mariage avec Antonia, une Italienne qui correspond à
son idéal de beauté.
Sa première grande commande,
réalisée avec Jacques, est une statue équestre à la gloire de Simon Bolivar, en
Equateur (1929-1933). S’ensuivent des frises sur des immeubles, des théâtres …
Il ne dédaigne pas le travail de la pierre, même si le marbre est son matériau
de prédilection, avec le ciment, dont l’utilisation massive dans l’architecture
moderne, avec son chef de file, Auguste Perret trouve grâce à ses yeux. Le
bronze sera aussi un matériau d’expérience pour le sculpteur. Une grande force
se dégage de l’œuvre de René Letourneur, un perfectionniste pour qui chaque
chose doit être à sa place, en harmonie avec l’ensemble d’une réalisation. Des
heures passées en solitaire dans son atelier de Fontenay-aux-Roses lui permettent de donner à la pierre noble les
formes et la douceur voulues. A son actif, on compte des bustes et des têtes de
ses proches, qui parfois honorent des commandes privées. Un soin particulier
est apporté dans la réalisation de ces pièces.
Engagé dans son temps, il
participe à la résistance contre le nazisme, occasion pour lui de nouer de
nouveaux contacts, en cachant des personnes en danger à Fontenay-aux-Roses. Les
suites de la guerre constituent le moment d’une expérience éphémère de
journaliste d’art. Letourneur définit sa propre éthique de l’artiste, la
tradition, qui consiste à être fidèle à soi-même, honnête, ne pas tant
appliquer les principes d’un maître que s’écouter intérieurement. Esclave de
son art, artiste possédé par une force intérieure l’obligeant à créer,
« obsession durable ». Son système esthétique semble intemporel, à
l’opposé de Jacques qui évolue vers des formes plus libres, plus sensuelles.
Dans les années 1950 et la
décennie suivante, René Letourneur répond à des commandes publiques, orne les
édifices – tels les lycées – de figures féminines allégoriques comme au lycée
Alain à Alençon (1966). Selon lui, la sculpture est indispensable à
l’architecture, elle aide à parfaire une œuvre et, loin de constituer un simple
élément décoratif, elle permet d’atteindre la monumentalité. C’est aussi
l’époque des parallélépipèdes, et la forme du bloc originel se ressent dans les
statues, qui gardent une forme de blocs dégrossis. La Maternité
l’illustre très bien (1976), tout comme la Grande
Sirène (1975-1980). D’abord une esquisse directement sur
la pierre, au fusain, puis la taille, et la correction au fur et à mesure, à
l’aide d’un arsenal d’instruments de précision. Il n’en demeure pas moins que
l’artiste reste fidèle à son esthétique que d’aucuns trouve déjà dépassée. Ses
amis architectes lui permettent d’orner leurs édifices d’une ou de plusieurs
statues, de groupes et de frises, acte considéré par Letourneur comme le
« baptême public du bâtiment ». Il sera repoussé en 1972 lorsque les
artistes perdront leur indépendance, intégrés qu’ils seront aux équipes
d’urbanistes. Cette suppression de la marge de manœuvre des plasticiens ne
manquera pas d’être dénoncée par Letourneur.
A Lorient, on retiendra ses
pierres gravées colorées dans l’église Notre-Dame de Victoire, avec sa statue
frontale (1955). Le monument aux morts d’Alençon est l’occasion d’offrir au
regard des œuvres expressionnistes (1953-1954), dont une originale Victoire ailée au sommet d’un glaive
géant planté dans le sol. Il fallait oser. Quelques-unes de ses statues sont
drapées. Le défi du monumental est encore relevé avec les figures imposantes de
la Seine et de l’Oise
au pont du Pecq, incarnées par une femme au visage de son modèle, Louise de
Vilmorin (1962-1965). Tailler des blocs massifs n’est pas une tâche à rebuter
Letourneur, bien au contraire.
Jacques et René qui vivaient
dans une certaine liberté de mœurs se réconcilient à la mort d’Antonia en 1956,
et René va se consacrer à l’enseignement, son unique ressource depuis la fin
des commandes publiques. Il souhaite alors réformer le rapport de l’art et de
l’architecture à la
Villa Médicis, en vain. La vague de mai 1968 le
dépasse : sa conception d’ une sculpture respectant le détail humain ne
lui accorde plus guère de place dans cette société, alors il se retire
discrètement. Ceci le conforte dans son style de sérénité dionysiaque. A ses
yeux , le génie est fondé sur l’anomalie, le déséquilibre, il serait inné
chez les fous tandis que le talent s’acquiert. Jacques Swobada se rangerait
donc parmi ces êtres exceptionnels. De telles réflexions le conduisent à
échanger une correspondance amicale avec Jean Dubuffet, admiré pour son art brut.
Quand Jacques, personnage
complexe, décède, il est au faîte de son art. René achève alors les statues de
son ami, se recentre sur la famille, sur sa fille. Mais ses troubles
sentimentaux ne sont pas sans conséquence sur son art. Afin de tourner la
page, il se lance à corps perdu dans la
sculpture avec du marbre grec, son rêve de toujours, en raison de
l’exceptionnelle qualité dudit marbre ; toutes ses forces y sont
investies, car l’idée de perfection est omniprésente.
L’ultime période de sa vie
est consacrée à ses nus féminins, qui exaltent les formes et la sensualité,
déploient des positions non conventionnelles, suivant la forme du bloc
d’origine. C’est en quelque sorte sa marque de fabrique. Cette période reste la
meilleure de sa carrière : retiré dans l’atelier, l’artiste se voue à la
sculpture sans efforts, au gré de son inspiration intérieure et rien d’autre,
comme il se plaît à le répéter. Les trois
figures, réalisées alors, représentent une prouesse technique. Quant à ses
femmes, si elles sont toujours fortes, bien en chair, elles ne se réduisent pas
à des imitations de Maillol ou de Botéro. La perfection dans la simplicité, un
hommage à la beauté, à la célébration de la vie, tels semblent être les idéaux
qu’il prône. L’artiste n’arrivera jamais à poser sa candidature à l’Institut,
en dépit du soutien d’un proche, puisqu’il décède peu après, en paix, touchant
à l’aboutissement de son art, ayant trouvé la juste mesure. Ironie du sort,
c’est bien son art qui l’a tué, indirectement, d’une bronchite chronique
compliquée d’une silicose, induite par les poussières de pierres… Sa tombe est visible au cimetière de
Fontenay-aux-Roses.
Cette fin de vie n’est pas
inintéressante dans sa carrière : Letourneur a su retenir l’attention des collectionneurs
jusqu’à New York, comme John Lennon et Yoko Ono. Grâce aux commandes publiques
en France, totalisant quelque soixante-dix œuvres, il laisse à la postérité un
musée de plein air ouvert, vivant, intégrant l’art à la cité. Parmi des
réalisations détruites ou perdues, il en reste plus de cent cinquante. Ce n’est
pas négligeable…Un homme à double visage ? A la fois homme de son temps,
trouvant son style dans l’ art déco des années 1920-1930, il a su garder la
mesure, rester dans le rationnel, sans tomber dans le style
« stalinien » comme d’autres l’ont fait. On retiendra de sa démarche
l’intégration de l’architecture à la sculpture. En décorant les bâtiments, il
s’inscrit à contre-courant du mouvement moderne qui bannit tout ornement de façade
au nom d’un strict fonctionnalisme. Après 1972, il ne travailla plus que pour
lui-même, perfectionnant ses nus, en tant que chantre de l’hédonisme et de la
sensualité exprimée à travers la perfection. Un artiste pas tout à fait comme
les autres.
C’est dans un style lyrique
que Restany nous communique sa passion
pour l’homme et son œuvre inscrits dans leur temps. L’atmosphère particulière
de l’atelier de Fontenay-aux-Roses et son microcosme sont remarquablement
restitués. Tout au long des pages, l’auteur montre comment le sculpteur se
cherche, avance dans son parcours spirituel, dans sa quête de pureté. Des
annexes utiles aident à mieux comprendre René Letourneur, situant sa
production, ses pensées associées aux statues, avec des précisions apportées
par son fils Jean, auteur des photos et confident de son père. On aurait pu
s’attendre a priori à un livre
difficile d’accès, très ou trop érudit, et abstrait pour le commun des mortels.
Il n’en est rien. C’est vraiment un ouvrage d’une lecture agréable, éclairant
un artiste du XXe siècle qui méritait d’être redécouvert : le
Musée de Sceaux y a convié le public, fidèle à sa tradition de valorisation du
patrimoine francilien, un patrimoine riche s’il en est. C’est donc avec une
impatience légitime que l’on attend une prochaine exposition de cette qualité
associée à un ouvrage aussi instructif et richement illustré que celui de
Pierre Restany.
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris Site conçu par Lorenz Baumer et François Queyrel et réalisé par Lorenz Baumer, 2006/7