Géal, Pierre: La naissance des musées d’Art en Espagne (XVIIIe-XIXe siècles), Bibliothèque de la Casa de Velázquez nº 33, 560 p., 17 x 24 - Relié - ill., ISBN 84-95555-81-6, 46 euros
(Casa de Velázquez, Madrid 2005)
 
Compte rendu par Marie-Claude Chaudonneret, CNRS
 
Nombre de mots : 2382 mots
Publié en ligne le 2009-07-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Paris IV, sous la direction de Carlos Serrano, l’ouvrage de Pierre Géal, portant sur la longue gestation des musées en Espagne, constitue un apport important. Si la naissance des musées en France est assez bien connue, notamment grâce aux travaux de Dominique Poulot et au catalogue de l’exposition organisée par Chantal Georgel (La jeunesse des musées. Les musées en France au XIXe siècle, Paris, Musée d’Orsay, 1994), il n’en était pas de même pour l’Espagne. Dans l’introduction de son livre, Pierre Géal note que, en 1993, deux manifestations françaises furent à l’origine de son travail, la commémoration du bicentenaire du musée du Louvre et le colloque Musées en Europe à la veille de l’ouverture du Louvre d’où l’Espagne était absente. Dès lors une interrogation s’imposait : la marginalisation de l’Espagne au XIXe siècle tient-elle du mythe ? Le Musée en Espagne devait-il sa naissance à l’importation du modèle français pendant la guerre d’indépendance ou est-il une conséquence de la suppression des couvents décrétée en 1830 ?

Pour cette étude, Pierre Géal adopte le cadre chronologique. Il ne débute pas avec l’ouverture du premier musée, le Prado, en 1819, mais envisage, dans une première partie (p. 13-98), le « patrimoine artistique dans l’Espagne des Lumières ». Après avoir dressé un bref état des différents types de collections dans l’Espagne de la fin du XVIIIe siècle, l’auteur analyse la formation de la notion du patrimoine (chapitre II) et ses usages (chapitre III). La notion de patrimoine se définit en Espagne autour des monuments historiques, sujet de fierté face à l’Europe. La conservation et la protection du patrimoine architectural furent un enjeu national. Parallèlement se posait la question de l’accessibilité d’œuvres appartenant aux collections royales. L’argument en faveur d’une transformation de l’usage des collections royales vint de l’étranger. Raphael Mengs, arrivé à Madrid en 1761, proposa de rassembler, au sein du palais royal de Madrid, les meilleures œuvres appartenant au roi en donnant comme argument que la réunion des chefs-d’œuvre permettrait à l’Espagne de rivaliser avec les autres Cours européennes. Après ce projet resté sans suite, une autre occasion se présenta, la saisie des biens des Jésuites après leur expulsion en 1767. Le peintre Antonio Ponz fut chargé, sur proposition de Mengs, d’inspecter les anciennes propriétés des Jésuites et de faire l’inventaire des œuvres d’art, mais la question de l’utilité et de l’utilisation de ces biens artistiques ne fut pas posée. Le musée n’apparaissait pas encore comme une solution, les œuvres saisies furent soit vendues soit réparties dans d’autres églises. Néanmoins la question du patrimoine et de sa mise en valeur était posée. L’entreprise de Ponz contribua donc à faire prendre conscience de l’existence d’un patrimoine national qu’il fallait sauvegarder.

La deuxième partie (p. 101-273) de l’ouvrage est consacrée à l’histoire institutionnelle des Musées en Espagne de 1808 à 1868. La guerre d’indépendance, de 1808 à 1814, fut une étape capitale dans la prise de conscience patrimoniale. Rapidement, l’occupant français prit des dispositions pour protéger et promouvoir le patrimoine. Le décret du 6 mars 1809 ordonna le transfert des tombeaux rois et hommes illustres des couvents dans les cathédrales et églises ; une destination muséale fut envisagée pour les tombeaux de personnages moins illustres mais qui avaient un intérêt pour l’histoire de l’art. Le décret du 20 décembre 1809 décidait la

 

formation d’un musée de peinture à Madrid constitué des œuvres des diverses écoles, en particulier les collections du clergé, trop longtemps soustraites à l’admiration des « connaisseurs ». La gestion du patrimoine imposé par Joseph Bonaparte fut contestée par les opposants ; au discours officiel sur la protection et la mise en valeur du patrimoine artistique espagnol furent opposées des accusations de pillage et de destruction par les Français. Dès 1808, le Musée Napoléon était fortement dénoncé pour avoir accumulé des « trésors volés à leur patrie d’origine ». Si les pillages français suscitèrent une réaction unitaire dans le camp patriotique, la nationalisation des biens des couvents divisa. Aucune mesure ne fut prise quant au sort des œuvres provenant des couvents supprimés par les Français. En l’absence de projet muséal cohérent, l’initiative de Manuel Napoli fait figure d’exception. Ce peintre, d’origine italienne, envoya aux Cortès, en mars 1814, un projet détaillé de musée pour la capitale, musée qu’il définit comme une institution publique au service de la Nation. Dans son rapport, Napoli soulignait que c’est pour servir la nation qu’il s’était efforcé de protéger les richesses artistiques espagnoles lors de l’occupation française, que c’est encore le patriotisme qui lui inspira sa proposition adressée aux Cortès. Pour lui, un musée public, placé sous le seul contrôle de l’Etat, était destiné à rendre l’Espagne comparable aux « nations éclairées ».

Après le rétablissement du régime absolutiste en mai 1814, l’Académie de San Fernando, chargée de la gestion des tableaux réunis dans divers dépôts, proposa de constituer un musée dans le palais de Buenavista, proposition demeurée sans suite. L’échec du « Musée Fernandin » est d’origine juridique, le principal obstacle étant que l’Académie dépendait de la Maison Royale. Au moment où l’Académie demandait le palais, propriété de l’Etat, Ferdinand VII établissait une séparation entre la Maison Royale et l’administration de l’Etat. L’autre obstacle à la constitution de ce musée était le problème des collections. L’Ordre royal du 20 mai 1814 avait restitué aux couvents les œuvres saisies mais les académiciens espéraient que les propriétaires allaient comprendre l’utilité d’un tel musée pour la nation. Il apparut alors que la seule solution véritablement viable était la création d’un musée constitué des collections royales, un Museo real. Aussi, dans son discours, l’Académie lie étroitement l’intérêt de la nation et celui du roi. A juste titre, Pierre Géal souligne que la référence à la nation n’aurait sans doute pas été possible avant 1808. L’occupation française et la guerre d’indépendance apparaissent bien comme le moment décisif dans la prise de conscience d’un patrimoine national.

Ce projet de Museo reale, parce que dépendant de l’Académie San Fernando, était voué à l’échec. En 1814 Napoli avait insisté, dans son projet adressé aux Cortès, sur la nécessité de placer le musée, dont il demandait la création, hors du contrôle de l’Académie. Il se référait aux pratiques en usage dans « les pays de l’Europe éclairée » qui permettaient au public, et en particulier aux artistes en apprentissage, de jouir sans contrainte des collections d’œuvres d’art. Le musée moderne, avec cette liberté d’étude laissée aux artistes, apportait un mode d’apprentissage radicalement différent de celui, autoritaire, diffusé par l’Académie. Pour Napoli un musée national devait être conçu comme une dépendance de la Maison Royale, solution qui vit le jour avec le musée royal du Prado inauguré en 1819, patrimoine de la Couronne et non patrimoine privé du roi. Le musée royal imposé par Ferdinand VII ne fut jamais remis en cause.

Dans les années qui suivirent la création de ce musée, se posa la question d’une véritable politique muséale, d’un réseau de musées. L’idée de transférer à Madrid des œuvres provenant des provinces fut évoquée au moment de la législation sur les biens artistiques. Après la décision prise d’interdire l’exportation des objets d’art, des inventaires firent dressés et les œuvres placées dans des dépôts pour les protéger et éviter leur sortie du territoire espagnol. La réforme religieuse, et en particulier la décision, prise le 25 juillet 1835, de supprimer la majorité des couvents, accéléra le processus de récupération et d’inventaire des œuvres d’art. Rapidement, le 29 juillet suivant, un Ordre royal demandait à chaque

 

gouverneur civil de nommer une commission chargée d’examiner, d’inventorier les objets dignes d’être conservés, objets qui pourraient être installés dans les couvents désaffectés et former, ainsi, des musées provinciaux. Le gouvernement voulait créer un réseau de musées avec les œuvres d’art issues des couvents mais sans réflexions sur la cohérence qu’il fallait donner à cet ensemble. Aussi, l’Académie de San Fernando tenta d’imposer son autorité en contrôlant les commissions chargées de la sauvegarde du patrimoine et de la formation des musées pour mettre en place un réseau centralisé. La formation des musées provinciaux fut alors liée à la constitution d’un musée national dans la perspective d’offrir un panorama complet de l’art espagnol. Ce musée national devait être constitué par des peintures provenant des provinces. Face au musée royal du Prado, musée encyclopédique, le musée national serait consacré aux œuvres de « toutes les écoles d’Espagne ». Le ministère de l’Intérieur, favorable à ce projet, avait cédé à l’Académie, à la fin de 1837, le couvent de la Trinidad pour abriter cette collection. Cette tentative échoua en raison d’une très mauvaise gestion de l’Académie et de l’opposition des provinces. Le musée de la Trinidad fut ouvert quelques jours en 1838 puis fermé. A partir de sa réouverture en 1842, de plus en plus de voix s’élevèrent pour suggérer de réunir les oeuvres de La Trinidad à celles du Prado. A la suite de la révolution de 1868, le musée royal fut transformé en musée national et, peu après, les œuvres de La Trinidad intégraient le Prado. Le musée du Prado devenait le symbole même du patrimoine national, notion progressivement et laborieusement mise en place depuis Les lumières.

Dans la dernière partie (p. 277-285) de l’ouvrage, Pierre Gréal envisage le rôle joué par les musées dans ce qu’il dénomme « la constitution d’une culture ». Il examine des projets d’un musée idéal élaborés par des étudiants en architecture, projets calqués sur des modèles étrangers. Les architectures réelles sont bien différentes ; il s’agit de réaménagements plus ou moins modestes de bâtiments anciens. L’auteur a pris le cas du Prado et de trois musées provinciaux, Séville Valence et Barcelone pour montrer la diversité des situations. Le musée de Séville, qui entendait honorer le peintre sévillan Murillo, est installé dans un ancien couvent après des réaménagements spectaculaires dont la démolition d’une partie importante du musée pour aménager une place et construire une façade monumentale. A Valence, le musée partage le bâtiment avec l’Académie ; à Barcelone, le musée cohabite non seulement avec l’Académie mais encore avec la Bourse et le Consulat de Mar. Unique est le cas du musée du Prado, installé dans un édifice d’envergure dont la construction avait été entreprise sous Charles II pour abriter l’Académie générale des sciences. Inachevé au moment de la guerre d’indépendance, la construction du palais se poursuivit après de 1814. Peu après l’ouverture du musée en 1819, la façade du bâtiment reçut une riche décoration, digne des collections qu’il abritait et proche de qui se faisait dans d’autres musées européens : des médaillons à l’effigie des peintres et sculpteurs espagnols les plus célèbres, dans les niches des sculptures allégoriques en rapport avec les arts.

Pierre Géal aborde ensuite « les politiques d’ouverture » des Musées et souligne qu’il y a trois types de visiteurs, les artistes, les étrangers et les amateurs (ceux que l’on dénommerait aujourd’hui le grand public). La première catégorie est admise la semaine ainsi que les « voyageurs » qui en feraient la demande ; les simples visiteurs avaient accès au musée le dimanche et les jours fériés. Notons qu’il en est de même dans la plupart des musées européens, le musée étant d’abord un lieu d’étude pour l’artiste. Les dépouillements des registres de copistes et de visiteurs conservés par les musées du Prado et de Barcelone montrent la faiblesse de la fréquentation des musées. L’auteur s’interroge ensuite sur la présentation des œuvres, connue notamment par les catalogues qui ont été dépouillés pour cette étude. Certaines écoles ou artistes bénéficièrent d’une mise en scène particulière, la mise en valeur de Murillo à Séville par exemple. D’une façon générale, l’accrochage oscille entre un parti décoratif et la valorisation des valeurs consacrées en fonction de l’évolution du goût.

 

Le cas du Prado, ici bien documenté, est particulièrement significatif. Dès l’origine du musée, Vélasquez, Murillo et Juan de Juanes furent bien représentés, mais également Zurbaran. L’historiographie a toujours mis l’accent sur la « découverte » de Zurbaran grâce à la Galerie Espagnole ouverte au Louvre en 1838. La sélection des Zurbaran au Prado suggère que sa revalorisation en Espagne est antérieure à son succès en France. D’une façon générale, ce sont les critères chronologique et géographique (classement par écoles nationales) qui furent retenus pour l’accrochage des peintures, comme dans d’autres musées, le Louvre notamment. Mais, en 1853, le directeur du Prado José de Madrazo, peintre et ancien élève de David, créa au coeur du musée la « Salle de la reine Isabelle » où furent accrochés les chefs-d’oeuvre de toutes écoles. Pierre Gréal donne, en annexe, des croquis et des photographies anciennes de l’accrochage de cette salle et s’interroge sur un tel choix qui va « à l’encontre du classement par écoles nationales » adopté dès la création du musée. Le cas est identique au musée du Louvre : dès l’origine les peintures étaient classées par écoles et chronologiquement, accrochage auquel on ajouta, au début de la Seconde République, une « Tribune » présentant les meilleurs tableaux des anciens maîtres. Loin d’être incongrue cette sélection correspondait aux diverses missions pédagogiques du musée : à la fois former l’œil du visiteur plus ou moins ignorant en lui montrant les chefs-d’œuvre, en lui imposant une hiérarchie, et, parallèlement, donner aux artistes, qui ont déjà l’œil formé, le maximum d’œuvres à étudier. Cette troisième et dernière partie du livre de Pierre Géal aborde donc beaucoup de questions auxquelles bien des éléments de réponses sont apportés, elle ouvre également de nombreuses perspectives de recherches.

Très dense, cet ouvrage est fondé sur une importante documentation, en particulier des articles de presse, des textes législatifs, des brochures publiées par les musées et les académies, documents souvent inédits ou peu connus et dont l’auteur donne de nombreux et larges extraits. Cette étude sur les musées en Espagne montre bien que, dans chaque pays européen, l’institution muséale a sa propre histoire et une organisation spécifique, essentiellement en raison des vicissitudes politiques. Bien des points communs, qui ont leur origine dans un idéal philosophique commun à la majeure partie de l’Europe, méritent également d’être soulignés. On a trop eu tendance à faire de l’Espagne un cas isolé alors même, comme on peut le constater en lisant l’ouvrage de Pierre Gréal, que certains des artistes qui ont joué un rôle important dans la prise de conscience du patrimoine national et dans la création des musées sont d’origine d’étrangère (Mengs, Napoli) ou ont séjourné à Rome (Ponz) et à Paris (Madrazo). « La barrière » même des Pyrénées tient de la légende. Pierre Gréal démontre que les visiteurs les mieux représentés au musée du Prado sont, après les provinciaux, les Français.