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Rezension von Laurence Danguy, École des Hautes Études en Sciences Sociales Anzahl Wörter : 2362 Wörter Online publiziert am 2010-11-22 Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=853 Bestellen Sie dieses Buch
Le premier de ces propos est tenu par Ferdinand Avenarius en 1900 dans un article pour la revue qu’il dirige, Kunstwart ; le second est prononcé par le ministre et écrivain maurassien Abel Bonnard dans un discours de 1942, en hommage à Arno Breker. Ces deux extraits reflètent la teneur polémique du matériel réuni et commenté dans cet ouvrage traitant des relations artistiques entre la France et l’Allemagne entre 1870 et 1945. Durant cette période, la France et l’Allemagne entretiennent, en effet, en matière d’art, comme dans d’autres domaines, des rapports de rivalité qui conditionnent leur vision réciproque. Le regard porté sur l’autre est grevé par des préjugés, clichés, ressentiments et sentiments d’envie, dont l’origine est souvent ancienne. Entre les deux pays, la situation est loin d’être équilibrée et les récents gagnants sur le terrain des armes en 1871 ne le sont pas sur le terrain artistique, massivement dominé par les Français jusqu’au premier conflit mondial. Alors que, longtemps, les Allemands regardent intensément et jalousement vers Paris pour assurer les bases d’une identité artistique qui contribue à fonder leur identité nationale, les Français ne se tournent qu’avec parcimonie vers leurs voisins allemands, la plupart du temps pour se gorger de leur supposée supériorité. Rien n’est du reste vraiment parallèle entre les deux pays, ni les systèmes de formation ni les débouchés économiques offerts aux artistes et certainement pas le fonctionnement des appareils critiques. C’est justement à ces écrits des uns sur les autres, d’une intensité continue tout au long de cette période malgré un contexte politique souvent tendu, qu’est consacré l’ouvrage co-dirigé par Thomas W Gaehtgens, Mathilde Arnoux et Friederike Kitschen. Les éditeurs s’y emploient à travers l’étude d’une série de cas à démonter les mécanismes rhétoriques des différents discours, démontrant comment en parlant de l’autre on parle surtout de soi.
L’ouvrage se présente comme une somme de 620 pages, émaillée d’illustrations en noir et blanc venant soutenir l’argumentation des 47 cas commentés par une petite douzaine de contributeurs. Le livre est structuré en deux parties : la première partie est consacrée au regard allemand sur l’art français, la seconde partie à la critique française de l’art allemand ; le tout est précédé d’un avant-propos. Chaque partie est dotée d’une introduction substantielle et divisée en quatre champs thématiques regroupant une série de cas, chaque fois précédés d’une synthèse. Le texte est suivi des notes, d’une bibliographie et d’un index.
Les éditeurs situent dans un court avant-propos leur démarche scientifique et éditoriale. Il s’agit avec ce remaniement de deux ouvrages préexistants, Französische Kunst - Deutsche Perspektiven 1870-1945, Quellen und Kommentare zur Kunstkritik et Deutsche Kunst – Französische Perspektiven 1870-1945, Quelle und Kommentare zur Kunstkritik, respectivement publiés en 2004 et 2007 à l’Akademie Verlag, de rendre accessible à un public non germanophone les résultats d’un projet de recherches conduit entre 2004 et 2007 au sein du Centre allemand d’histoire de l’art à Paris.
La première partie débute par une longue introduction de Thomas W. Gaehtgens consacrée à la réception de l’art moderne français en Allemagne entre 1870 et 1945. Il y revient sur la méthode, le corpus et le positionnement interdisciplinaire et théorique des recherches, sur l’entrelacs entre le politique et l’esthétique, conditionnant non seulement les systèmes de pensée mais également les mécanismes de réception. Après 1871, l’Allemagne, fraîchement unifiée, cherche une légitimité artistique et plus largement culturelle, et responsables politiques et acteurs artistiques regardent jalousement en direction du pays voisin qui sert de référence culturelle à l’Europe entière. C’est alors vers Paris que convergent de toute part les acteurs du milieu de l’art, à la recherche aussi bien d’une tradition, qui y serait mieux préservée qu’ailleurs, que d’une modernité, dont tout assurerait l’éclosion, ces deux notions de tradition et de modernité étant mécaniquement définies l’une vis-à-vis de l’autre. Au fil des changements de posture d’une critique qui n’est jamais monolithique, on suit les déplacements d’une ligne de partage entre modernistes et partisans de la tradition, construisant leur discours autour du modèle français, selon une terminologie à la fois stéréotypée et labile. Cette fascination exclusive dure jusqu’à la Première guerre mondiale, pour décroître ensuite et se teinter de nostalgie. Le regard ne dépasse alors pas la production d’avant-guerre et des artistes volontiers théoriciens, comme George Grosz ou Otto Dix, ne chercheront plus de modèles français ; l’historien et critique d’art Wilhelm Worringer s’émancipera de même de cette rhétorique rivale en formulant en 1915 le postulat d’un nouveau spiritualisme né de l’art allemand ayant atteint une forme supérieure d’expressivité, jetant, ce faisant, les bases d’un tournant historiographique où l’expressionnisme endosse un rôle charnière dans l’évolution de l’art. Ce propos, ici retracé à grands traits, est documenté par des textes sélectionnés pour leur portée emblématique. Émanant d’historiens et de critiques d’art, tels Rudolf von Eitelberger, Wilhelm Worringer, Carl Vinnen ou Karl Scheffler, s’abritant parfois, telle Clara Biller, derrière un pseudonyme, et plus marginalement d’artistes, tel Georg Grosz, ces sources sont assorties d’un commentaire les resituant historiquement et se trouvent en outre intégrées dans des introductions de chapitre, véritables articles de synthèse.
La seconde partie débute par une longue introduction de Pierre Vaisse. Annoncée sous le titre « Quelques remarques méthodologiques », l’auteur y revient sur les idées reçues et les contre-vérités véhiculées dans l’historiographie. Certaines d’entre elles sont anciennes et corrigées depuis, d’autres, au contraire, se perpétuent jusqu’à nos jours. Ainsi, après avoir longtemps ignoré la portée de l’art allemand, l’historiographie française finit par intégrer dans la seconde moitié du XXe siècle l’importance de Berlin et du Bauhaus durant l’entre-deux-guerres, tout comme le rôle des Nazaréens dans la formation des avant-gardes. La critique d’art française, peu tournée vers l’Allemagne, construit plus généralement son propos sur une opposition art académique / art moderne, souvent dépourvue de pertinence mais qui n’en continue pas moins de marquer l’historiographie de l’art. Maintes erreurs d’interprétation proviennent, en outre, d’une mauvaise appréciation de la géographie artistique allemande, qui n’est pas centralisée comme en France mais éclatée en plusieurs centres régionaux. Pierre Vaisse donne ainsi l’exemple frappant de ce à quoi conduirait une transposition littérale des catégories de jugement, et qui ferait de la fondation de la Société nationale des beaux-arts l’équivalent des sécessions de Munich, Berlin et Vienne (et non, tel qu’on l’admet généralement, le Salon des Indépendants de 1874). Un autre travers de l’historiographie de l’art est sa forte politisation, avec en arrière-plan l’image de l’artiste prophète héritée de la Révolution française ainsi que dans sa forme la plus aigue, le nationalisme. Selon Pierre Vaisse, les préjugés antigermaniques continueraient à orienter une historiographie dont il convient d’opérer une réception critique. Cette mise au point introduit des sources sélectionnées et commentées selon les mêmes principes que ceux prévalant à l’organisation de la première partie. Issues d’un corpus beaucoup plus restreint – puisque l’on a beaucoup moins parlé sur l’art allemand en France que l’inverse – , elles documentent les inclinations dénoncées dans l’introduction générale. Les ressorts du discours français sur l’art allemand, plus stables mais tout aussi stéréotypés que ceux du discours allemand sur l’art français, y sont mis en lumière, la plupart du temps au travers d’articles de revues, exceptionnellement par un discours ou un extrait de livre ; ceux-ci ont pour auteurs des critiques d’art, des historiens de l’art, des politiciens ou des artistes, dont les noms, à l’occasion masqués sous un pseudonyme, seront souvent familiers au lecteur francophone, tels ceux de Louis Réau, Pierre Francastel, Charles Morice, Camille Mauclair ou d’Abel Bonnard. De ces locuteurs, rares sont ceux à porter un regard bienveillant sur l’art allemand et donc à jouer un rôle de passeur. On l’a dit en préambule, rien n’est symétrique dans les relations artistiques entre les deux pays.
L’ouvrage dirigé par Thomas W. Gaehtgens, Mathilde Arnoux et Friederike Kitschen constitue la réunion de deux livres préexistants, traduits pour la présente édition (et il faut souligner la qualité de la traduction de Françoise Joly). Les ouvrages originels ont cependant fait l’objet d’un remaniement éditorial avec une nouvelle organisation des contributions, du reste non reprises intégralement, l’ajout d’un avant-propos et une actualisation historiographique. L’apport dans la situation éditoriale française est considérable, notamment pour la seconde partie dédiée au regard français sur l’art allemand, très peu documenté dans l’historiographie de l’art. Cette publication du Centre allemand d’histoire de l’art s’inscrit dans la lignée des études sur les transferts artistiques et représente une adaptation dans le champs de l’art de la désormais bien connue notion de transferts culturels, conceptualisée dans la seconde moitié des années 1980 par Michel Espagne et Michael Werner – et on notera que c’est encore une fois dans l’espace franco-allemand qu’a été, si ce n’est théorisée, du moins testée empiriquement à une grande échelle cette restitution dynamique des échanges, prenant le contre-pied des études comparatives, dont elle récuse la statique. En articulant une chronologie sur des champs thématiques clairement délimités, généreusement précédés par les éclairages de Thomas W. Gaehtgens et de Pierre Vaisse, les directeurs de la publication réussissent une performance éditoriale, améliorant notablement sur ce point les versions allemandes. Néanmoins, c’est le contenu qui fascinera le lecteur, puisqu’il lui est ici permis d’accéder à des sources grandement méconnues et pour certaines quasiment taboues : il sera ainsi saisi à la lecture du discours d’Abel Bonnard en 1942 comme à celle de l’article de Waldemar George de 1937 ; intéressé de prendre connaissance de la genèse du très souvent cité Protest deutscher Künstler (Protestation d’artistes allemands) de Carl Vinnen ; frappé par la rencontre de personnalités marquantes de l’espace germanique, comme Paul Westheim ou Carl Einstein ; stupéfait à la découverte de la rhétorique de Ferdinand Avenarius ; surpris que soient mis en question des écrits provenant d’historiens de l’art « canoniques », tels Pierre Francastel ou Julius Meier-Graefe, aujourd’hui encore au programme de propédeutique des universités, souvent sans davantage de précaution.
Seuls quelques détails pourront être éventuellement regrettés dans cette publication, répétons-le d’une exceptionnelle qualité, comme justement la suppression (certes dûment justifiée par les éditeurs) de certaines contributions originelles, telle celle sur Max Liebermann : un lecteur francophone prendra-t-il la peine de consulter une monographie alors que l’on n’aura pas su attirer son attention sur l’existence de cet acteur majeur des relations artistiques entre les deux pays ? On pourra, par ailleurs, relever quelques erreurs, par exemple l’attribution de la direction éditoriale de la revue Jugend à Oscar Grautoff entre 1900-1903 (p. 221), s’irriter de temps à autre d’un commentaire en décalage avec le texte, comme celui sur l’article de Waldemar George (p. 337-341), regretter une table des matières peut-être un peu trop touffue et qui ne reprend pas le nom des différents commentateurs, ou encore le placement en fin de volume des notes, ce qui en rend la consultation malaisée. Moins anodin est sans doute le reproche qui pourrait être fait d’une analyse déconnectée de l’œuvre d’art, mais après tout, n’est-ce pas là l’un des enjeux essentiels de l’entreprise que de démontrer une formation du discours sans relation avec son objet, ou si peu. La réunion de deux publications, à l’origine séparées, conduit enfin à une certaine répétition entre les introductions des deux parties, cependant nécessaire pour un lecteur qui ne lira pas forcément l’ouvrage d’un seul trait ou ne s’intéressera qu’à une seule des parties. Car là est le coup de génie éditorial de ce livre que de pouvoir être manié par un très large public : curieux des mentalités, étudiant s’initiant à la question des transferts artistiques et à son heuristique, chercheur venant compléter ses connaissances, tous tireront profit – et ce qui est plus rare plaisir – de la lecture de cette publication majeure des éditions de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris.
Sommaire Avant-propos p. IX Première partie : L’art français vu par les Allemands – Introduction : De la réception de l’art moderne français en Allemagne entre 1870 et 1945, p. 7 Thomas W. Gaehtgens – Paris, l’art français et son importance pour l’Allemagne, p. 27 Andrea Meyer – Art français, art allemand – À la recherche d’une différence, p. 91 Andreas Holleczek – La France – École de la tradition ou atelier de la modernité ?, p. 141 Andreas Holleczek – Quelques réflexions sur la critique d’art, p. 211 Andreas Holleczek Seconde Partie : L’art allemand vu par les Français – Introduction : Quelques remarques méthodologiques, p. 247 Pierre Vaisse – La réception française des expositions d’art allemand contemporain, p. 255 Friederike Kitschen – L’image de l’art allemand en France – Un art étrangement différent, p. 353 Friederike Kitschen – Les industries d’art allemandes dans les débats français – Un modèle controversé, p. 423 Friederike Kitschen – Se démarquer de l’histoire de l’art allemande – Stratégies de la critique française, p. 465, Friederike Kitschen Notes, p. 515 Bibliographie, p. 591 Index, p. 605
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Herausgeber: Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |