Djindjian, François - Lorre, Christine - Touret, Lydie (dir.): Caucase, Égypte et Perse : Jacques de Morgan (1857-1924), pionnier de l’aventure archéologique, Saint-Germain-en-Laye, [Impr. La Simarre], 2009, 191 p., 103 ill., 28 x 21 cm (Cahiers du musée d’Archéologie nationale, n° 1). ISBN 2-9532428-0, 25 euros. (Musée d’Archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye 2009)
Compte rendu par David Lorand, FNRS (Belgique) – Université libre de Bruxelles
Nombre de mots : 2362 mots Publié en ligne le 2010-03-29 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=877
Le
présent ouvrage résulte de l’organisation du « colloque Jacques de Morgan
en l’honneur du 150e anniversaire de sa naissance » tenu à
l’École des Mines de Paris le 5 avril 2008. Placé sous la direction conjointe
de Fr. Djindjian, Chr. Lorre et L. Touret, il inaugure une nouvelle collection
scientifique éditée par le Musée d’Archéologie Nationale de
Saint-Germain-en-Laye et destinée à rendre plus largement publiques les
recherches menées au sein de cette institution et dédiées à ses collections.
Son format, la qualité de ses illustrations et sa mise en page sont autant de
signes encourageants sur l’ambition et le sérieux qui animent déjà le premier
numéro de ces Cahiers du Musée
d’Archéologie Nationale. Nul doute d’ailleurs que les quelques petites
coquilles ou erreurs typographiques, notamment la « disparition » des
notes 43-47 de la page 151, sont ici dues à la prime jeunesse de la série et
seront très rapidement oubliées.
Après
une brève présentation de cet opus par P. Périn (pages 3-4), une table des
matières (pages 5-6) et une liste des auteurs (pages 7-8), R. Boucharlat
consacre un long avant-propos aux activités de J. de Morgan en Perse, le
contexte politique et scientifique dans lequel celles-ci se placent, les
difficultés qu’il rencontre localement et les déceptions qui en découlent puis,
finalement, la perception – a posteriori
– des travaux initiés à Suse dans le cadre de la Délégation scientifique
française en Perse (pages 9-18). Si la contribution de R. Boucharlat permet de
mettre en évidence l’apport de J. de Morgan à l’archéologie iranienne et à la
constitution des collections orientales du Musée de Saint-Germain-en-Laye, dans
un contexte politique et scientifique parfois délicat, elle s’apparente
cependant moins à un avant-propos qu’à un article de fond comparable à ceux qui
complètent ce numéro des Cahiers.
D’aucuns auraient sans doute préféré la voir figurer au sein de l’ouvrage
collectif, où elle aurait eu plus de retentissement, plutôt qu’en préliminaire
à celui-ci. Les nombreuses références aux entreprises géologiques et
scientifiques de la carrière de J. de Morgan auraient en outre ainsi bénéficié
d’une meilleure recontextualisation.
Le
choix éditorial de la succession des contributions a par ailleurs manifestement
été dicté par une présentation chronologique des activités de
l’ingénieur-archéologue français, régulièrement entrecoupée toutefois par
d’autres contributions : elles sont consacrées aux enjeux épistémologiques
de la définition d’une « science préhistorique » (article de N.
Richard) et de l’émergence d’une « préhistoire proche-orientale » (E.
Gran-Aymerich), aux milieux scientifiques au tournant du XXe siècle
(Chr. Lorre), de même qu’aux méthodes de fouilles mises en œuvre par J. de
Morgan à Suse (L. Martinez-Sève). On peut d’ailleurs se demander s’il n’aurait
pas été plus judicieux de scinder plus nettement les contributions relatives à
la carrière de J. de Morgan d’une part, et celles consacrées aux circonstances
historiques, scientifiques et politiques des activités du Français d’autre
part. Mais il s’agit là d’une remarque très secondaire et qui ne remet en rien
en cause la qualité de chacun des articles.
Le
premier d’entre eux (pages 19-34), rédigé par Fr. Djindjian, retrace avec
intérêt les différentes étapes de la vie de J. de Morgan et met en lumière son
esprit pionnier et précurseur, ainsi que les grandes réussites de l’homme, tant
du point de vue de l’archéologie et de la muséologie en Égypte ou en Perse, que
de l’ethnographie en Malaisie. Son attention sans cesse renouvelée pour la
préhistoire humaine est de même signalée. L’auteur ne néglige cependant pas de mentionner
les diverses déceptions que doit affronter J. de Morgan, en particulier à
l’occasion de ses prospections géologiques. Remarquons que la fig. 10 (page 28)
illustre le nouveau Musée égyptien du Caire (vers 1900) et non le palais du
Khedive à Giza servant de musée jusqu’au début du XXe siècle
(correctement identifié pour la fig. 10 bis).
La
contribution de N. Richard (pages 35-45) est dédiée à la naissance conceptuelle
de la « préhistoire » en tant que champ d’investigation scientifique
doté d’outils méthodologiques et de sciences connexes, et de la place de J. de
Morgan dans le débat à l’origine de la reconnaissance officielle de la
préhistoire par les cénacles des historiens. Son intérêt pour les origines de
l’Homme et son environnement, très tôt suscité par quelques explorations dans
sa région natale, se verra renforcé par ses études à l’École des Mines de Paris
à partir de 1879, notamment à travers les enseignements consacrés à la
stratigraphie, la paléontologie ou la géologie (voir l’article de L. Touret,
pages 47-59). C’est durant cette période d’apprentissage que Morgan développe
son attrait pour le voyage exploratoire, parfois à l’insu des contraintes
académiques, qu’il traduit souvent par de nombreux manuscrits à caractère
scientifique et la constitution de collections de références qu’il fait
parvenir au Musée de l’École des Mines. Cette double démarche – rédaction et
don de collection – sera constante tout au long de la carrière de J. de Morgan.
Le
premier grand voyage de J. de Morgan l’emmène dans la péninsule malaisienne
(région du Pérak) en 1884. Comme le souligne A. Guerreiro (pages 61-78), Morgan
y fera montre de son intérêt pour la géologie (il doit localiser et exploiter
une concession minière), pour la géographie et la cartographie (il contribue à
dresser la carte – très précise au demeurant – de ce secteur) et l’ethnographie
(décrivant les us et coutumes de diverses populations rencontrées). Il
consignera ses diverses observations dans plusieurs carnets ainsi que dans ses Mémoires. Les multiples illustrations
reproduites dans la contribution de A. Guerreiro évoquent le talent et la
précision de J. de Morgan à cet égard. On regrettera cependant l’absence de
correspondance entre le texte et les illustrations, en particulier lorsque
l’auteur reproduit des descriptions textuelles faites par J. de Morgan. On
aurait également aimé bénéficier d’une carte retraçant le parcours de Morgan
dans la région du Pérak.
Son
deuxième voyage, dans le Caucase, est l’occasion pour Morgan de jeter les bases
de l’étude des âges du Bronze et du Fer en Arménie (Fr. Fichet de
Clairefontaine, pages 77-88) grâce à la publication de ses nombreuses
découvertes archéologiques. Une démarche similaire (exploration, publication,
constitution de collections d’artefacts) guide encore J. de Morgan en Perse
entre 1889 et 1891 (N. Chevalier, p. 89-101). Dans sa contribution, N.
Chevalier indique combien les résultats archéologiques et historiques auxquels
parvient J. de Morgan sont issus de multiples réorientations de ses recherches
et explorations, au gré des contraintes imposées par les divers dirigeants
locaux, et correspondent en définitive bien peu au projet de mission que Morgan
avait déposé auprès du ministère de l’Instruction publique. Mais quoi qu’il en
soit, la moisson est gigantesque, tant en termes de publication, qu’en termes
de champs investigués, de l’archéologie à l’ethnolinguistique, et cela sans
compter les fréquents envois de matériel découvert sur place, venant
régulièrement augmenter les collections nationales.
L’article
de Chr. Lorre (pages 103-120) décrit avec grand intérêt la place qui était
celle de J. de Morgan dans les milieux scientifiques de la fin du XIXe
et du début du XXe siècle. Sans cacher un caractère parfois
intransigeant et une certaine amertume cultivée par Morgan lui-même, Chr. Lorre
montre combien les activités du Français ont été déterminantes dans
l’établissement des bases des études préhistoriques proche-orientales, et
l’accueil positif réservé à ses écrits par les savants de l’époque. Pour mener
à bien ses projets, il n’hésita pas à s’entourer de nombreux collaborateurs, et
ne négligea jamais de faire connaître au « grand public » ses travaux
et découvertes.
La
contribution de E. Gady, consacrée au séjour de Morgan en Égypte m’a – en tant
qu’égyptologue – plus directement intéressé (pages 121-134). L’auteur y fait
état des conditions troubles à l’origine de la nomination de J. de Morgan à la
tête du Service des Antiquités de l’Égypte en 1892, notamment des conflits
d’intérêts – mâtinés de tensions diplomatiques diverses avec la Grande-Bretagne et
l’Égypte. Ce point de vue sur le passage de J. de Morgan en Égypte – celui de
la relation des animosités interpersonnelles – ne quitte malheureusement pas la
plume de E. Gady tout au long de son article, de sorte que l’ampleur des
travaux de rénovation du Musée et du Service des Antiquités, puis celle des
propres recherches scientifiques de Morgan sur le terrain, n’est qu’à peine
effleurée. A sa lecture on en sait dès lors plus sur la « petite histoire égyptienne »
de Morgan que sur ses travaux, là où les autres contributeurs à cet ouvrage
collectif étaient parvenus à établir un juste équilibre entre l’évocation des
conditions de travail et celle des réalisations effectives du Français. C’est
donc une certaine déception de ne pas pouvoir en lire d’avantage sur les
fouilles à Dahchour (plutôt que Dachour – page 128 –, à la rigueur Dahshour
comme à la fig. 84), le lancement des grandes publications de monuments
égyptiens, le nouveau musée du Caire destiné à remplacer celui de Giza (et non
Ghizeh – pages 126 et 127 –, tandis que les figures notent Gizeh). On
regrettera aussi les quelques autres coquilles dans les noms de sites, tels Kom
Ombos (à la place de Kom Ombo, page 128), le musée gallo-romain d’Alexandrie
(au lieu de gréco-romain, fig. 80), voire l’identification erronée de Karnak en
fig. 82 (ne correspond à aucun monument du temple d’Amon-Rê). Que ce jugement
quelque peu sévère – qui traduit sans doute plus une attente personnelle trop
importante – ne vienne cependant pas ternir la qualité et la richesse
documentaire de la contribution de E. Gady. Ce dernier apporte un éclairage
original et peu conventionnel sur cette partie de la carrière de J. de Morgan,
et plus largement sur la gestion et la politique scientifique du Service des
Antiquités de l’Égypte à la fin du XIXe siècle. Il serait d’ailleurs
sans doute intéressant de croiser les données ainsi rassemblées par l’auteur
avec celles conservées dans les archives des divers instituts étrangers toujours
actifs au Caire, notamment celles de l’Institut français d’archéologie
orientale.
L’article
de E. Gran-Aymerich, qui suit celui de E. Gady, ambitionne de révéler le rôle
prépondérant de J. de Morgan dans la définition de la préhistoire du
Proche-Orient à l’aube du XXe siècle (pages 135-139). Il est sans
doute trop court pour couvrir adéquatement la problématique des relations entre
l’Égypte et la Mésopotamie
à cette époque ancienne – assurément intéressante – et pour nuancer le statut
d’« inventeur unique de la préhistoire égyptienne » qui semble – bien
involontairement – émerger de la contribution de E. Gran-Aymerich. On relèvera
par ailleurs, outre le pléonasme « synchronisme chronologique » (page
137), le caractère désuet du terme Négada, choisi à la place de Nagada (car
utilisé avec cette orthographe par J. de Morgan – voir avertissement page 6).
Si la justification en paraît acceptable, il aurait alors fallu l’appliquer
dans toutes les contributions de l’ouvrage, ce qui n’est pas le cas, loin s’en faut,
puisque seul cet article présente cette graphie ancienne.
L.
Martinez-Sève livre, dans son article (pages 141-153), une mise en perspective
de la méthode de fouilles suivie par J. de Morgan à Suse à partir de 1897.
Souvent critiqué pour ses travaux de « terrassement », il apparaît
surtout que la technique mise en œuvre – tardivement – par Morgan résulte tout
à la fois de ses objectifs de recherche, de difficultés stratigraphiques et
taphonomiques, et de pratiques par ailleurs courantes à cette époque. Si ses
choix sont aujourd’hui critiquables, L. Martinez-Sève montre clairement qu’ils
procèdent d’une réelle réflexion scientifique fondée sur un ratio moyens
disponibles/objectifs à atteindre/résultats effectifs, réflexion qui n’est
guère différente de celle que pratiquent quotidiennement les archéologues
modernes – bien que ses termes et ses réponses puissent êtres nuancés. J. de
Morgan est à cet égard un homme scientifique de son temps, parfois en avance et
visionnaire, parfois victime des travers de ses contemporains.
La
dernière contribution (pages 155-165), due à E. Khayadjian, évoque la place de
J. de Morgan au sein du mouvement arménophile. L’abondante production de Morgan
en faveur d’un état arménien libre et indépendant, sous forme d’articles de presse
ou d’ouvrages monographiques, est ici mentionnée.
Ce
volume collectif consacré à J. de Morgan s’achève par les résumés en anglais
des diverses contributions (pages 167-173), les jalons biographiques du savant
(pages 175-176) et la bibliographie – volumineuse – rassemblée par Chr. Lorre
et J. Auber de Lapierre. Les musées accueillant les collections de Morgan sont
signalés (page 183-185), juste avant les remerciements d’usage (page 187) et
les sources des illustrations (pages 189-191).
Malgré
quelques critiques de forme (choix de certaines illustrations en décalage avec
le texte, absence de l’une ou l’autre carte accompagnant le récit des voyages
de Morgan, organisation des contributions) ou de fond (notamment sur
l’évocation de la carrière égyptologique de J. de Morgan), ce premier numéro
des Cahiers du Musée d’Archéologie
Nationale ravira tant le spécialiste que le particulier. De façon claire,
bien documentées et idéalement illustrées, les multiples contributions de
l’ouvrage redonnent vie à un personnage attachant, enthousiaste, visionnaire et
pionnier. Parfois controversé, il est surtout un scientifique de premier plan
au tournant du XXe siècle, dont le nom est invariablement associé à
la naissance de la préhistoire en tant que discipline reconnue, et à de
nombreuses découvertes majeures de l’archéologie égyptienne et
proche-orientale.
Table des matières
- Présentation des Cahiers du musée d’Archéologie nationale
– Patrick Périn, p. 3
- Avant-propos : Le grand projet interrompu de Jacques
de Morgan en Perse : une expérience révélatrice – Rémy Boucharlat, p. 9
- Jacques de Morgan, entrepreneur des sciences et de
l’industrie – François Djindjian, p. 19
- Archéologie et histoire chez Jacques de Morgan – Nathalie
Richard, p. 35
- Jacques de Morgan, élève-externe de l’école des Mines –
Lydie Touret, p. 47
- Paysage et gens du Pérak (Malaisie) : représentations
visuelles et textuelles de Jacques de Morgan (1884) – Antonio Guerreiro, p. 61
- Jacques de Morgan et la recherche sur les âges du Bronze
et du Fer en Arménie. À propos de son ouvrage Mission scientifique au Caucase –
François Fichet de Clairfontaine, p. 77
- Le voyage en Perse de Jacques de Morgan (1889-1891) –
Nicole Chevalier, p. 89
- Recherche des origines et quête de reconnaissance :
Jacques de Morgan et le monde savant au tournant du XXe siècle –
Christine Lorre, p. 103
- Un ingénieur chez les égyptologues – Éric Gady, p. 121
- L’avènement de la Préhistoire en Méditerranée orientale :
Jacques de Morgan, l’Égypte et le Proche-Orient – Ève Gran-Aymerich, p. 135
- Les fouilles de Jacques de Morgan à Suse : méthodes
et objectifs – Lauriane Martinez-Sève, p. 141
- La place de Jacques de Morgan dans le mouvement
arménophile – Edmond Khayadjian, p. 155
- Abstracts, p. 167
- Chronologie sommaire de la vie de Jacques de Morgan –
Christine Lorre, p. 175
- Bibliographie de Jacques de Morgan, p. 177
- Où voir les collections de Jacques de Morgan ? –
Christine Lorre, p. 183
- Remerciements, p. 187
- Crédits photographiques, p. 189
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris Site conçu par Lorenz Baumer et François Queyrel et réalisé par Lorenz Baumer, 2006/7