Volait, Mercedes: Fous du Caire. Excentriques, architectes et amateurs d’art en Egypte (1867-1914), 304 pages, 174 illustrations, 24 x 30, ISBN 978-2-35463-039-3, 69 euros
(L’Archange minotaure, Montpellier 2009)
 
Compte rendu par Guillaume Le Bot, Université de Tours
 
Nombre de mots : 1548 mots
Publié en ligne le 2010-02-09
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=906
Lien pour commander ce livre
 
 


          Dans cet ouvrage intitulé Fous du Caire, Mercedes Volait étudie l’invention du Caire historique au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. L’essai se penche sur les liens entre identité nationale et invention patrimoniale au XIXe siècle, à la croisée de l’antiquariat, de l’exotisme et du dilettantisme. À la fois spécialiste des phénomènes de patrimonialisation et du monde méditerranéen, Mercedes Volait rassemble et met en perspective dans cet ouvrage un certain nombre de contributions et d’articles précédemment publiés. Elle tire donc les conclusions d’une décennie de recherche sur le sujet. Avant de présenter le contenu de l’ouvrage proprement dit, précisons que cette étude s’inscrit dans un projet de recherche commun à l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA) et au CNRS, sur l’histoire de l’architecture et du patrimoine en Méditerranée au XIXe et XXe siècle, dans le but de définir de nouveaux outils méthodologiques en histoire de l’art (cf. http://www.invisu.inha.fr pour les détails de ce projet de recherche).

 

          La méthode utilisée par l’auteur consiste à croiser les sources directes et à étudier plutôt les destins individuels que l’histoire des institutions. Ceci a permis à M. Volait de « se tenir au plus près des réalités étudiées, [de] porter attention à la plus large gamme de points de vue, [de]croiser les matériaux de provenance variée, afin de se donner les moyens de dépasser les stéréotypes et les préjugés qui ne manquent pas d’assaillir l’historien aux prises avec l’altérité culturelle, quelle qu’elle soit » (p. 16). Cet entrecroisement des sources (qu’elle appelle la « polygraphie ») considère les situations personnelles comme des « textes » en soi. En conséquence, des phénomènes de refus (« des projets inféconds voire infortunés ») sont abordés avec la même attention que les phénomènes ayant connu le succès (l’échec global de l’importation d’un art arabe non figuratif en France au XIXe siècle par exemple, cf. p. 128 et suiv.).

 

          Outre la méthode et les sources inédites étudiées, l’autre apport de l’ouvrage est de se placer sur un autre registre que le discours post-colonial habituel. Elle place son propos « à rebours du discours post-colonial qui se développe en France, toujours prompt à déceler la raison raciste, l’intention méprisante, le réflexe dominateur dans les regards et les propos occidentaux ». L’objectif de M. Volait est d’échapper à la critique radicale de la confiscation coloniale de la culture locale. Elle se propose de constituer une façon de sortir de cette critique frontale du colonialisme pour tenter de faire apparaître « un univers de sens et d’actions plus complexe que ne le voudrait la perspective culturaliste ou post-coloniale » [i.e., E. Hobsbawm, T. Ranger et E. Saïd] (cf. p. 182). Il s’agit au contraire de « faire entendre la diversité des ‘parlers’ relatifs aux monuments dits de l’art arabe en Egypte » (id.). L’objet de l’étude est donc complexe. Il traite d’une relation méconnue, négligée voire ignorée, entre la France et l’égypte. « L’étude révèle (…) des formes d’orientalisme tourmenté, infécond, voire infortuné ». L’auteur n’hésite donc pas à s’aventurer dans des chemins de traverse, abandonnés par la suite. Les personnages abordés sont pour la plupart de passionnants et intrigants excentriques en marge des « circuits officiels ».

 


 

          L’ouvrage fonctionne sur un double système de va-et-vient entre d’une part la France et l’égypte et d’autre part les études d’expériences collectives et des éclairages plus rapprochés. Le chapitre I  (« Antiquariat, dilettantisme, polygraphie : la curiosité pour les monuments du Caire au siècle du voyage d’Orient ») commence par la conquête du patrimoine monumental cairote par divers amateurs français. Plusieurs facteurs ont poussé les Français à venir au Caire : la volonté de renouveler le vocabulaire artistique français (union des arts et de l’industrie), la volonté de contrer la présence anglaise (les collections du South Kensington Museum – plus tard « Victoria and Albert Museum » – s’y sont largement enrichies) ainsi que d’explorer et d’étudier les terres des récits bibliques. Elle décrit plusieurs portraits de collectionneurs (dont l’image de pilleurs est « largement surfaite » dit-elle p. 39). Elle souligne au contraire l’important marché de l’art qui règne alors dans la capitale. Toute une série de documents (photographies, descriptions et témoignages) illustrent l’importance d’un tel marché. Peu à peu, une véritable fascination de l’égypte se met en place. Elle en étudie les contours généraux. Ce chapitre aborde la complexité des relations entre la France et l’égypte : les représentations que les antiquaires et amateurs français donnèrent de l’égypte en France au retour de leurs voyages influencèrent l’égypte dans l’image qu’elle souhaitait donner d’elle-même aux Français. Ce phénomène est visible au cours de l’Exposition Universelle de 1867 (cf. p. 46) : « Le goût exotique n’est pas une affaire à sens unique, mais le fruit de mouvements croisés » écrit M. Volait (p. 50).

 

          Après l’analyse de ces phénomènes généraux, le chapitre II (Amateurs et collectionneurs d’art islamique : galerie de portraits) se penche de façon plus détaillée sur trois personnages (Charles de Tavernier – 1850/1919, Arthur-Alì Rhoné – 1836/1910 et Gustave Le Bon – 1841/1931) ainsi que sur trois grandes collections : l’hôtel Saint-Maurice, les villas de Delort de Gléon, et la Maison Baudry. C’est le portrait du collectionneur-dilettante-intellectuel, typique du XIXe siècle, qui se dessine ici. Les chemins qui menèrent à la fascination de l’égypte sont extrêmement divers : entre « voyage d’éducation, passion de l’égypte, discussion sur l’origine du gothique, racialisme, création artistique ou encore plaisir des sens » (p. 108). Les villas et les collections amassées ici et analysées montrent la fin d’un certain exotisme et le début d’une volonté de reconstituer des ensembles homogènes et cohérents, avec une véritable intention « scientifique », « positive ».

 

            Le chapitre III est consacré aux « Retours d’égypte » des amateurs, architectes ou photographes Français au retour de leurs voyages (souvent ceux abordés dans le chap. II). Le bilan est globalement négatif : « Le développement hexagonal de l’orientalisme architectural et décoratif présente un bilan qui n’est guère meilleur sur le plan de la réception » (p. 128). Elle évoque le rachat par le sculpteur Charles Cordier de l’okelle égyptienne de l’Exposition Universelle de 1867 pour en faire son atelier. Les intérieurs de Charles Gillot (cf. la vente Christie’s - Paris des 4 et 5 mars 2008 de l’ensemble de ses biens), d’Edmond de Rothschild (fumoir de l’hôtel particulier du faubourg Saint-Honoré) ou de la famille D’Allemagne (hôtel particulier, rue des Mathurins, Paris) font figure d’exception dans la France des années 1880. L’attitude britannique est plus enviable que celle de la France (cf. le South Kensington Museum), mais « le sort [de l’art islamique] n’est pas tellement plus brillant » écrit M. Volait (p. 144). L’art islamique reste en France « l’apanage d’une infime poignée d’enthousiastes [et reste] marginalement représenté au musée » (p. 148). Les arts non figuratifs arabes sont donc restés « un angle mort des humanités » (id.). Il faudra attendre la fascination conjointe de Matisse et de Klee (1905-1915) pour que l’art islamique séduise à nouveau.

 

            Le chapitre IV (Dans la fabrique de la connaissance : Jules Bourgoin (1838-1908), un autodidacte au travail) se concentre dans son ensemble sur le personnage ambigu de Jules Bourgoin. Ce théoricien de l’ornement a élaboré une théorie de la forme, « une démarche complexe qui confine à l’ésotérisme » (p. 155) écrit M. Volait. Sa Théorie de l’ornement de 1873 a marqué les esprits de son temps mais demeure une quête « relativement isolée ». La pensée et l’œuvre de Jules Bourgoin ont fait l’objet d’une journée d’étude (co-dirigée par M. Volait et Pierre Bourlier) à l’INHA le 7 février 2008 (cf. www.inha.fr/spip.php?article1812).

 

          Le chapitre V (Figures locales de la « médiévalisation » du Caire) étudie un phénomène méconnu, la médiévalisation du Caire. Il s’agit d’analyser la façon dont la ville du Caire a été restaurée et transformée à la suite d’une part des « pillages antiquaires » de la décennie 1865-1875 (évoqués dans les chapitres précédents) et d’autre part des tremblements de terre successifs. Ainsi, les pouvoirs publics restaurèrent les monuments cairotes en suivant les conseils des Français en poste en égypte en espérant redonner « un aspect oriental bien caractérisé » à la ville (Ahmad Zakî, cité p. 194).  Il s’agit, selon l’auteur, d’une revendication « essentiellement sentimentale » de l’égypte médiévale de la part des architectes égyptiens. Une attitude similaire à celle de Viollet-le-Duc en France. Mercedes Volait  analyse et contextualise les interventions de Max Herz et du Comité de conservation des monuments de l’art arabe du Caire. Une très intéressante série de documents présente des constructions de style historiciste néo-mamelouk, néo-mauresque ou même « arabesque » dans le Caire des années 1860-1910.

 


 

            L’ouvrage se termine par une présentation de l’ensemble des « sources » documentaires utilisées par Mercedes Volait (archives et fonds, avec leurs cotes d’archivage), outil indispensable pour poursuivre le travail. À plusieurs reprises, au cours de ce texte, l’auteur indique les éléments à étudier et à mettre en lumière dans l’avenir. Cet index confirme la volonté initiale de l’ouvrage qui était de produire un outil documentaire de référence. De même, l’appareil de notes en bas de pages fait de l’ouvrage une source incontournable des recherches futures sur le sujet. Les lecteurs peu habitués à cet univers méconnu pourraient utilement compléter leurs recherches en consultant le Dictionnaire des orientalistes de langue française, sous la direction de M. Pouillon, (Karthala, 2008) qui comporte des notices détaillées sur les principaux personnages présentés dans l’ouvrage.