Zagdoun, Mary-Anne: La philosophie stoïcienne de l'art.
308 pages. In-8. ISBN 2-271-05812-0.
(CNRS Éditions 2000)
 
Compte rendu par Maria Protopapa Marneli, Académie d’Athènes, Centre de Recherche sur la Philosophie Grecque
 
Nombre de mots : 2387 mots
Publié en ligne le 2007-11-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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C’est la première fois qu’est publiée une étude concernant « la philosophie stoïcienne de l’art ». La rédaction d’un tel ouvrage est particulièrement appréciable, étant donné que, jusqu’à maintenant, ce domaine de la philosophie stoïcienne restait méconnu, ou du moins, très mal connu. Un grand nombre d’études portaient sur l’esthétique ou sur l’art stoïcien, appréhendés séparément. Songeons, par exemple, à l’ouvrage (en grec, - mentionné d’ailleurs par l’auteur du présent ouvrage -) que Ch. Floratos consacre à l’esthétique des Stoïciens, aux articles de M. Isnardi-Parente ou de Romeyer Dherbey sur la nature et l’art selon les Stoïciens ou les Épicuriens. Une étude sur la philosophie de l’art d’inspiration stoïcienne dans son ensemble n’en reste pas moins originale, même si le rôle de l’art dans la philosophie stoïcienne ainsi que l’influence exercée sur l’art par la philosophie du Portique demeurent irréfutables.

Dans son introduction (pp. 9-43), M.-A. Zagdoun brosse à grands traits l’importance de l’art et plus précisément des « beaux-arts » à l’intérieur de cette philosophie orientée pourtant vers une austérité qui conduit à la sagesse. L’auteur fait la distinction entre la notion de la τέχνη dans les différents courants philosophiques antérieurs au Stoïcisme, où ce terme désignait uniquement la production scientifique ou bien la production d’œuvres humaines, et à l’époque hellénistique où, ayant évolué, il apparaît à travers les différents courants philosophiques qui y surgissent, comme une notion philosophique proprement dite.

La τέχνη (art) emprunte alors les traits d’un savoir-faire, qui, notamment avec les Stoïciens, s’exprime comme un savoir empirique se traduisant par la capacité du sage à bien diriger sa vie, afin de se forger un art de vivre susceptible de le conduire au bonheur. L’auteur met l’accent sur le fait que l’art chez les Stoïciens s’identifie à la nature et que, dans cette perspective, il ne se trouve plus en opposition avec elle. Cette nouvelle conception vient rompre avec l’attitude qui consistait jusqu’alors à voir l’art comme une production artistique uniquement humaine, en relation avec un savoir (επιστήμη), avec une science théorique, et, de ce fait, en dissociation avec la nature ; à l’inverse désormais, l’art se développe en rapport avec la représentation (φαντασία). (p. 11). Un autre point délicat, que l’auteur analyse de manière scrupuleuse, concerne l’art et sa relation avec la nature, que les Stoïciens ont su ériger en une union métaphysique, considérant la nature comme une des manifestations artistiques d’un souffle divin et créateur. La distinction des beaux-arts en diverses branches était déjà connue depuis Platon. Cependant, le fondateur de l’Académie, on le sait, se méfiait d’eux et de leur rôle illusoire, les jugeant comme de simples produits de la mimésis. Aristote, quant à lui, mettait l’accent sur le rôle prépondérant des différents organes des sens en relation avec les différentes expressions de la mimésis. En hiérarchisant leur importance, il établissait la prépondérance de l’ouïe, du fait de son utilité pour la perception de la musique ; de la vue, du fait de son utilité pour la perception de la peinture. On constate pourtant que, dans ses dernières œuvres, le Stagirite semble avoir renoncé à cette hiérarchie. Les Stoïciens, pour leur part, ont affirmé leur prédilection pour l’ouïe ; déjà Zénon, selon le témoignage de Diogène Laërce (VII, 24), confirmait la prédominance de l’ouïe par rapport aux autres sens ; ainsi, le philosophe de Kition, s’adressant à son maître Cratès, qui voulait le garder dans son École en le retenant par le vêtement, lui avait-il crié, en s’éloignant, que le bon maître est celui qui peut garder ses élèves par les oreilles. Si anecdotique soit-il, ce témoignage n’en met pas moins l’accent sur la prédilection des Stoïciens pour l’ouïe de préférence aux autres sens, compte tenu aussi de leur appréciation de la musique (p. 30) et de la poésie. L’auteur s’est penchée sur les renseignements que nous livrent les papyrus de la Bibliothèque de Philodème de Gadara, spécialement sur les travaux, d’ailleurs très fructueux, de D. Delattre, concernant la publication du livre IV de Περί Μουσικής de Philodème, « qui a complètement changé la configuration du livre IV, par une méthode qui fut aussi conjointement employée à Herculanum par D. Obbink » (p. 30). Ainsi, grâce à Delattre, disposons-nous désormais du résumé du livre sur la musique de Diogène de Babylone, un des fondateurs de la deuxième période du Stoïcisme, écrit un siècle avant le traité, d’inspiration épicurienne, de Philodème. Ce résumé, qui précédait le livre IV de Περί Μουσικής, décrit le type de musique et de musiciens recherchés par les Stoïciens, ces derniers étant appelés à savoir juger aussi bien du caractère esthétique de leur musique que de son impact moral et de ses effets psychologiques, puisque, selon les tenants de cette école, celle-ci devait agir aussi bien sur la sensation que sur la raison. La recherche de M.-A. Zagdoun dans le domaine de la musique vise à prouver, à travers l’étude des renseignements puisés dans les fragments stoïciens comme à travers celle des écrivains postérieurs, très souvent hostiles à cette philosophie, que les Stoïciens avaient tracé une ligne uniforme en ce qui concerne leur philosophie de l’art, qui s’étend à toutes les périodes du Stoïcisme.

Il est manifeste que les Stoïciens ont témoigné un vif intérêt aux arts figurés, qui font appel à l’imagination, tant dans le domaine de la logique que dans celui de l’éthique. Expliquer une œuvre d’art, une peinture ou une sculpture requiert inévitablement le recours au langage, porteur de l’évidence mais en même temps de l’imaginaire. Le rapport indissociable de la logique et de l’art se révèle nettement dans cette procédure, puisque l’art dans le domaine de la logique apparaît lié à la sensation et au langage. Dans le domaine de la physique, l’art se présente comme étant lié à la nature, où il prend les traits d’un feu artiste et s’égale au pneuma créateur de l’univers ; dans l’éthique enfin, l’art se dépouille des passions pour se mettre au service de la sagesse, dans la mesure où seul le sage peut transformer l’art en vertu, la vertu étant considérée comme le seul art.

Le présent ouvrage est divisé en trois parties.

(a) Les fondements physiques de l’art (pp. 47-116). Dans cette partie, l’auteur analyse le rapport entre art divin et art humain, l’homme devenant artiste précisément pour comprendre l’art divin. Ainsi, la production artistique jaillie des mains humaines prend les traits d’un microcosme. La définition stoïcienne qui décrit l’homme comme un « monde raccourci » et l’art humain comme une miniaturisation du cosmos, témoigne du rapport entre la nature et les beaux-arts de façon que les différents arts reflètent les structures mêmes de l’art divin. M.-A.Z. procède à une analyse très intéressante de la notion du beau qui, dans la nature, se manifeste comme le bon ajustement du Tout. Dans ce contexte, l’existence du laid trouve aussi sa justification dans le cosmos stoïcien régi selon un ordre. Tant la laideur que la beauté coexistent et participent à la symétrie harmonieuse des choses, dans la mesure où ce qui est substantiel dans l’univers, c’est le beau moral. Quand symétrie et harmonie coexistent, c’est du kairos», écrit l’auteur ; elle renvoie même à une citation puisée dans Plutarque où kairos est qualifié d’ « heureux résultat » (p. 92). Elle analyse ensuite la statue lysippéenne du Kairos, précisément pour mettre l’accent sur la notion de la symétrie équivalente à la beauté. On aurait aimé également lire ici (fût-ce en notes bibliographiques), les analyses fort judicieuses de É. Moutsopoulos sur la notion du kairos comme moment propice. Cette première partie procède à l’étude de la notion du beau qui demeure sous-jacente dans l’Hymne à Zeus de Cléanthe. Le poème, qui fait plutôt office de leçon de théologie, fait l’éloge de la coexistence harmonieuse entre le bien et le mal, tout en dégageant l’existence du lien indissociable entre l’art et la religion. L’art, lié à la beauté, prend des traits religieux et téléologiques à la fois. En sa qualité de feu artiste, l’art participe à toutes les manifestations de la divinité ; en sa qualité de faculté humaine, l’art apparaît dans les beaux-arts, produits de l’homme.

(b) Représentation artistique et langage (pp. 119-183). La question qui se pose ici porte sur le rôle des beaux-arts dans la sensation. Diogène de Babylone distinguait deux sortes de sensations : la savante et la naturelle. Ariston de Chios, quant à lui, exigeait de l’oreille un certain apprentissage qui permettrait de mêler sensation et jugement. L’art ne peut qu’affiner nos sens et enrichir notre perception (p. 119). Or, le disciple « hérétique » de Zénon qui, comme on le sait, reconnaissait uniquement une partie dans la philosophie stoïcienne, la partie morale, discernait dans le langage la faculté éducative, capable de conduire un auditoire à la sagesse. Le son, d’autre part, énoncé comme son musical ou son poétique avait vivement intrigué les Stoïciens, au point qu’ils en vinrent très vite à affirmer la valeur éducative de la musique et des poèmes. Non seulement les témoignages des traités de la deuxième période du stoïcisme, comme l’affirme l’auteur, mais aussi les titres de traités perdus de Zénon, Cléanthe et Chrysippe, qui portent sur la poétique et le poème, témoignent de l’intérêt que ces philosophes portaient à ce domaine. Son poétique, son musical et couleurs incitent à la réflexion philosophique. Les Stoïciens disent que la représentation compréhensive s’effectue par l’intermédiaire d’un organe des sens dans le cadre de l’hégémonique, et que les sens, étant des « souffles doués d’intelligence », sont dépendants de la raison. Vue et ouïe, on l’a vu, sont des sens par excellence. D’ailleurs Zénon invente une représentation artistique gestuelle pour expliquer devant son auditoire les différentes étapes de la connaissance. Aussi a-t-il recours à la main pour montrer la différence entre la rhétorique et la dialectique. On constate que l’éveil de toutes les sensations affecte l’intellect. On pourrait ainsi parler d’un « toucher » de la vue. Le toucher serait donc le sens par excellence, « le toucher du toucher » (p. 127). Dans cette perspective, Cléanthe représente les rayons du soleil comme étant des plectres de la lyre d’Apollon ou bien démontre que le soleil (Apollon) touche la terre de ses plectres (rayons) et l’éveille. C’est par le développement de l’imaginaire et le rapprochement de l’expression artistique que cette philosophie s’ouvre à la logique.

En fin de chapitre, l’auteur s’efforce, à travers une recherche très minutieuse, toujours fondée sur une bibliographie mise à jour et exhaustive, de répondre à la question de la définition de l’art humain selon les Stoïciens, déjà inventée par les scholarques de la première période. Il est curieux de constater que l’art se trouve toujours en rapport avec la logique. La définition de Zénon, selon laquelle « l’art est une disposition à frayer la route, en d’autres termes, à faire quelque chose méthodiquement », révèle que l’art semble être de prime abord une disposition de l’être acquise grâce à l’éveil de ses facultés sensorielles afin de comprendre la représentation gestuelle, au cours de l’enseignement philosophique. Elle prouve aussi l’importance de la faculté de la main quand elle procède méthodiquement à la réalisation d’une œuvre d’art, ou quand elle s’exerce avec méthode afin de se perfectionner dans l’exécution d’un morceau musical. On constate que cette procédure méthodique se déroule par l’intermédiaire des élaborations rationnelles que les Stoïciens appellent des représentations compréhensives, celles-ci ayant un caractère empirique que seul l’art est capable de révéler.

(c) Arts et sagesse (pp. 187-250). L’auteur traite ici de la question des passions et de leur relation à la sagesse. Le sage est-il capable de participer à la beauté d’une œuvre d’art et quel est le rapport du plaisir produit par une œuvre d’art et la passion? Le plaisir artistique coïncide-t-il avec la passion et, partant, doit-il être exclu du sentiment du sage? L’art, selon les Stoïciens, est un processus psychologique qui se déroule suivant des règles rationnelles et vise à l’utile. Déjà de par son caractère, l’art vise au plaisir, autrement dit à une impulsion, un mouvement excessif de l’âme. Pourtant, selon Diogène de Babylone, le plaisir musical est naturel, puisqu’il suscite un plaisir esthétique, qui, comme tel, est une préparation à la sagesse. Le plaisir esthétique porte en l’âme la joie, qui est une passion sévère, admise par les Stoïciens, car elle nourrit des pensées sérieuses et agit sur la partie irrationnelle de l’âme, lui montrant la route pour s’élever vers le beau, c’est-à-dire vers le bien (p. 225). La force et la valeur de la musique sont affirmées, comme l’est aussi la représentation de la peinture. Il en va ainsi des allégories comme celle du Tableau de Cébès, du Tableau des Vices, sur lequel Cléanthe aimait fonder sa leçon de morale ou encore du tableau représentant une scène érotique entre Zeus et Héra, mais sur lequel Chrysippe aimait fonder sa leçon sur la cosmologie et le Logos spermatique. L’image fonctionne donc chez les Stoïciens comme une confirmation de leur doctrine, fondée sur l’allégorie et peut-être ce recours à l’allégorie avait-il donné le coup d’envoi à la sculpture de l’École de Pergame.

Dans sa conclusion (pp. 251-257), l’auteur met l’accent sur le fait que l’art stoïcien qui équivalait à l’utile, ne cherchait pas le plaisir mais avait recours à la contemplation des règles esthétiques dans le but d’établir l’harmonie céleste et les lois universelles sur terre. L’harmonie du monde stoïcien découle du fait que tous les Stoïciens ont été des théoriciens de l’art, dans un seul but : réussir, à travers l’interprétation d’une œuvre d’art ou la lecture d’un poème, à améliorer leur conception des lois de l’univers mais en même temps à perfectionner leur vie morale, leur façon de vivre, leur art de vivre.

L’ouvrage se termine avec une bibliographie (pp. 259-277) et des Indices (Index général pp. 281-290 ; Index des principaux termes grecs pp. 291-293 ; Index des principaux passages cités pp. 295-304) avant la table des matières (pp. 305-308).

Nous saluons ce travail scientifique et son apport tant dans domaine de la philosophie que dans celui de l’esthétique du fait qu’il élucide le rôle des beaux-arts à l’intérieur du Stoïcisme. A travers une recherche minutieuse des textes stoïciens, à l’état fragmentaire, des textes platoniciens et aristotéliciens ainsi que des écrits et des témoignages des philosophes postérieurs aux Stoïciens, M.-A. Z. a su offrir au public motivé par cette question un ouvrage précieux et original sur la philosophie stoïcienne de l’art.