Pigeaud, J. (dir.): Les arts quand ils se rencontrent. XIIe Entretiens de La Garenne Lemot, coll. "Interférences", 15.5 x 21 cm, 300 p., ill. couleurs, ISBN 978-2-7535-0858-3, 18 euros
(Presses universitaires de Rennes, Rennes 2009)
 
Compte rendu par Frédérique Villemur, École nationale supérieure d’architecture de Montpellier
 
Nombre de mots : 2727 mots
Publié en ligne le 2013-10-04
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Le thème Les Arts — quand ils se rencontrent pour ces XIIe Entretiens de La Garenne Lemot, se place sous la proposition de Pline : « Ars se ipsa distinxit » — « Enfin l’art apporta en lui de la distinction » (ainsi que le traduit Jackie Pigeaud dans L’art et le vivant, Gallimard, 1995). Si l’adresse intéresse surtout la peinture, le propos incite à réfléchir non seulement sur la varietas mais sur la distinction comme si, de l’Art distribué en arts, il fallait penser la jointure sous forme de passage plus que d’articulation, sans avoir à dissocier espace et temps.

 

          Pour unir il faut distinguer et c’est dans une certaine pluridisciplinarité, avec vingt-et-une contributions accueillies dans la collection « Interférences » des Presses Universitaires de Rennes, que l’ouvrage répond dans un découpage chronologique (Antiquité et Moyen Âge, période moderne et contemporaine).

 

          À l’ouverture dynamique de Jackie Pigeaud commentant le chant V de Lucrèce consacré aux débuts de l’humanité, qui montre comment les paysans travaillent en peintres, fait suite l’introduction d’Alain Michel qui revient sur la question de l’unité des arts à travers la notion de la beauté. Ars, modus, manières d’être : en développant une science des mœurs, les Anciens visaient à accorder entre elles les disciplines. Avec le christianisme, cette limitation s’ouvre à une contemplation au-delà du désir et à la grâce. Dans cette approche de l’idéal, la poésie se substitue à l’éloquence, et l’ars vient à traduire la notion de style. Au XIIIe siècle, la réconciliation de la nature et de Dieu en l’eucharistie résout la tension entre immanence et transcendance, l’amour purifié reconduit à la beauté. Mais avec l’humanisme, le divin s’efface devant sa créature, l’expérience du beau exige l’accord du sensible à l’idéal. La notion de beauté passe alors aux « belles-lettres » et aux « beaux-arts », mais reste sous l’emprise d’une distinction qui se trouvait déjà dans l’hellénisme : l’esthétique est cet « art du bien » qui se confond avec la « découverte du beau ». Jusqu’à finir dans la modernité par épouser le désespoir dans l’expérience de la douleur face au laid et à la disgrâce : de manière négative les arts se rencontrent dans la méditation moderne.

 

          Jackie Pigeaud ouvre la section sur l’Antiquité avec une réflexion sur la « parenté entre les arts ». Il interroge ce qui relève de la nature dans la mimésis et questionne dans la Poétique d’Aristote ce qui dans la constitution des arts marque leur naissance et les fonde. Choisissant de traduire mimésis par reproduction, il met l’accent sur la technè dans la pensée antique à partir du corpus hippocratique. Certes, l’art mimerait la nature, l’idée serait empruntée à la pensée médicale mais, ajoute Jackie Pigeaud, il y a plus : l’imitation se situe hors de la conscience de celui qui mime, si la technique imite la nature, c’est sans que le technicien le sache. Il n’y aurait donc pas de statut ontologique des genres artistiques à l’origine. Voire, en modifiant la forme on produirait de la nature. C’est dans l’identification de la forme au rythme que se trouve le passage de l’analogie entre la mimésis et la nature, et l’identification « naturelle » (p. 38) des arts entre eux, poésie, musique, sculpture et danse. Sans aborder la question de grandeur, ou traiter des rapports entre mimésis et métaphore, que l’auteur a par ailleurs bien étudié dans De la mélancolie. Fragments de poétique et d’histoire (Dilecta, 2005), Jackie Pigeaud défend dans la parenté des arts l’idée que l’invraisemblable persuasif est de beaucoup préférable au possible non persuasif qui justifie la liberté du peintre et du poète face aux autres techniques.

 

          Frédéric Le Blay considère la convergence des pratiques artistiques sous l’angle de la philosophie antique et des deux grandes écoles hellénistiques du Jardin et du Portique. Accédant par la vertu à l’art qui englobe la totalité de la vie, le stoïcien se rêve en homme de tous les arts. Reprenant la figure de l’archer, la philosophie est perçue comme art du combat accédant à la sagesse à force d’opiniâtreté, au point qu’on peut se poser la question de savoir si l’art réside dans la beauté du geste ou dans son résultat. Ou encore reprenant l’image de l’acteur, la philosophie serait une mise en scène de l’existence, la morale antique serait pensée comme une esthétique de l’existence, au risque qu’elle ne soit qu’un art du paraître. Quant à la sculpture de soi par l’activité philosophique, il faut constater que là où la peinture ajoute, la sculpture retire ; même si la recherche de la vertu consiste en un modelage de soi, la sculpture a été privilégiée par les Grecs dans une hiérarchie des arts. Nous retrouvons ici l’art compris comme technique, la vertu serait une technique de fabrication du bonheur qui ferait du philosophe un véritable artifex.

 

          Étienne Wolff et Philippe Heuzé concluent cette partie sur l’Antiquité. Étienne Wolff dans une étude sur le Satyricon de Pétrone, s’intéresse à un passage (83-90) qui concerne la visite d’Encolpe dans une galerie de tableaux alors qu’il vient d’être abandonné par Giton. Il compare sa situation avec celle des amoureux qui sont représentés, et rencontre Eumolpe qui lui raconte une histoire de séduction réussie. Encolpe lui accordant sa confiance, il s’entretient alors avec lui sur la décadence des arts, et de la peinture en particulier — ils s’absorbent tous deux devant la prise de Troie : séduction, chute et tromperie. Encolpe fait l’éloge de l’excellence artistique résidant dans l’illusion parfaite avec la nature. Tout en ne faisant jamais se rencontrer la littérature et la peinture, il révèle pourtant bien une rivalité entre les arts figurés et la littérature. Philippe Heuzé s’interroge à la suite sur les Bucoliques de Virgile et l’accord de la poésie pastorale  avec la musique : Virgile a hérité de la flûte mais est-ce que souffler et chanter sont compatibles, sinon comparables ? À cette remarque simple, l’auteur reconnaît que la musique en sa raison première est l’horizon de la poésie et la consécration suprême du poème est de s’en approcher, afin de faire naître une égale émotion.

 

          La question de la réception des arts dans leur rencontre est portée par François Clément dans l’Espagne musulmane du XIe siècle, où il décline la vie des plaisirs sous l’angle de l’art total, dans un anachronisme assumé au croisement du visuel, de l’auditif et du gestuel, autour des nuits andalouses de la danse, de la musique et de la poésie. Le plaisir esthétique naît de l’excitation des sens olfactifs, visuels et tactiles, pour l’esthète andalou de la Tolède du XIe siècle qui vise bien là la double intelligence de l’œil et du cœur.

 

          Revenant sur le parallèle posé par Simonide (« la poésie est une peinture parlante et la peinture une poésie muette »), inlassablement repris depuis Plutarque jusqu’aux baroques, Françoise Graziani étudie en quoi figurer et dire sont une même manière de signifier, en particulier chez Giambattista Marino, héritier de Philostrate au XVIIe siècle, et chez le Père jésuite Richeome dont la pédagogie promeut les « tableaux d’oreille ». Ce que les Italiens désignent dans l’analogie entre concetto et disegno suggère bien en fait que pictura dicta quasi fictura, que dans l’art de tromper la nature, peindre c’est feindre, que fictura vaut pour figura.

 

          Giovanni Lombardo quant à lui, étudie dans le second cercle de Dante au Purgatoire, celui des âmes expiant l’orgueil, le « visibile parlare » se référant aux arts plastiques. La rencontre entre art figuratif et art verbal dans une fonction imageante se joue ici autour d’un style, ornatus  difficilis, qui implique le sublime dans l’ekphrasis, où l’alta fantasia finit par s’avouer impuissante aux frontières du verbal.

 

          Édouard Pommier revient sur le classement de la peinture dans les arts libéraux, en soulignant combien Dante, Boccace, et Pétrarque avaient déjà œuvré au milieu du Trecento à une réunion entre Poésie et Peinture. Le système d’organisation des arts entre arts libéraux et arts mécaniques voit dans l’Italie de la Renaissance le passage d’un état de séparation à un état de rencontre. La réunion des arts prend un tour politique avec la représentation glorieuse de la culture de Florence, poètes, chroniqueurs et humanistes militent en faveur de la réunion des arts qui les feront changer de statut. Les traités, les cycles de fresques, mais aussi les médailles attestent de ce rapprochement des arts. Si Alberti en 1435 avait intégré la peinture parmi les arts libéraux, Bramante en 1505 introduit l’architecture en leur compagnie. Raphaël dans la salle de Constantin de la Basilique de Rome donne en 1517, pour la première fois, visibilité à la réunion des arts dans un lieu public. En 1547, Benedetto Varchi voit en Michel-Ange celui qui, en un même degré d’excellence, sait maîtriser l’exercice de la poésie, la peinture, la sculpture, et l’architecture. Les arts n’ont plus à se séparer.

 

          Cependant si peinture et théâtre à la Renaissance se rencontrent, remarque Yves Hersant, on ne saurait y voir fusion ou assujettissement. Si le théâtre connaît sa renaissance bien plus tard que les arts visuels, si la culture scénographique se développe, et si la peinture se théâtralise alors que le théâtre se fait peinture, les œuvres théâtrales et picturales suivent des protocoles différents, le rapport à l’étendue, à la perspective et au temps diffère de part et d’autre.

 

          Parmi l’exercice des arts, on ne saurait oublier le corps en mouvement. Croisant les regards du graveur, du peintre et de l’écrivain sur le thème de la gymnastique dans le traité de Girolamo Mercuriale (De Arte Gymnastica, 1573, édition illustrée), Nadeije Laneyrie-Dagen analyse l’intégration des pratiques gymnastiques dans les décors d’ensemble, et du cycle de Ferrare sous l’entreprise de Pirro Ligorio, qui est à la fois le dessinateur des illustrations du traité et le programmateur des fresques du Castello Estense (salles dites des jeux, 1570-1574). C’est cette transposition du dessin à la gravure et à la fresque qu’étudie l’auteur, dans ses variations et ses adaptations, interrogeant le double projet d’une pédagogie par les exercices physiques faisant preuve d’une érudition antique, et d’un cycle plus ludique où l’exaltation du nu a d’autres valeurs au sein de la cour d’Alphonse II.

 

          Le dialogue des arts au sein de la sphère du politique à l’âge classique est analysé par Yvon Le Gall autour d’une justice harmonique en laquelle Jean Bodin déjà percevait la vertu cardinale de la monarchie. Entre proportion arithmétique et proportion géométrique, l’harmonique propose un modèle juridique qui, appliqué au politique, construit le royaume en grand tétracorde tel que Mersenne en 1636, dans son Harmonie universelle l’élabore. Le roi-musicien nourrira ses discours des pensées de ces deux théoriciens. Pour autant Mersenne plus pessimiste que Bodin, rend ce dernier obsolète : la vraie harmonie qui est angélique, renvoie les hommes à une unité perdue.

 

          Musique et peinture sont sollicitées au XVIIIe siècle par l’étude d’Yves Touchefeu, autour du clavecin oculaire du Père Castel et de Jean-Jacques Rousseau. Ce clavecin qui devait rendre visible le son, afin de peindre réellement avec les couleurs propres de la musique, idée présentée pour la première fois en 1725 par son auteur, fut l’objet d’un article élogieux de Diderot, mais reçut de la part de Rousseau les plus vives critiques dans son Essai sur l’origine des langues — parlant de fausse analogie entre couleurs et sons. Cela s’inscrit dans sa polémique contre Rameau (on sait que Rousseau oppose au maître de l’harmonie sa défense de la mélodie). Car Rousseau confronte à la successivité de la musique la simultanéité de la peinture : chacun exerce son champ propre et ne saurait emprunter l’un à l’autre au risque d’être dénaturé.

 

          Baldine Saint Girons envisage la rencontre des arts en dehors de l’histoire de l’art, à travers une anthropologie philosophique et psychanalytique, s’appuyant sur les travaux de Pierre Kaufmann. Il s’agit de comprendre la portée de l’œuvre en montrant la précarité de notre rapport au sensible car nous percevons émotionnellement. Et ce, dans un rapport qui nous altère, et nous ouvre au sublime. On peut voir ainsi comment chaque art exprime les valeurs de réactualisation sensible de ce qu’il exclut de part sa nature propre. Baldine Saint Girons oppose à une esthétique de la représentation une esthétique de la présence.

 

          Comme nous venons en rythme à l’art, sentir et se mouvoir auraient une unité originaire. Quelle pertinence trouver à tenter un rapprochement entre le paysage et la chorégraphie, questionne Annie Gutmann ? D’un côté le corps engendre sa propre rythmique, de l’autre le paysage est le lieu sans lieu. Il ne se déploie qu’à la condition du rythme. Ce qui fait la rencontre ou plutôt l’affinité des arts, ce serait ce moment chorégraphique de tout art.

 

          Poésie et peinture, dans l’amitié nouée entre Dali et Lorca analysée par Jocelyne Aubé-Bourligeux à travers leur correspondance, font poindre un langage commun, celui de « l’émotion contrôlée ». De l’Espagne, Pierre Maréchaux analyse sa lointaine illusion à travers un Albéniz en exil à Paris, qui pose la question de l’hispanité au croisement des genres, des caractères stylistiques et des lieux communs géographiques. La musique est interrogée à son tour dans sa relation à la peinture par Brigitte Van Wymeersch, avec Schoenberg et Kandinsky au tournant des années 1910, si marquantes pour l’atonalisme et l’abstraction. Pierre Sullivan en étudiant le poème de Derek Walcott, Tiepolo’s Hound (Le chien de Tiepolo. Poème à Camillle Pissaro) conclut que la poésie tient en son secret l’alliance du sens et du son, que ne saurait lui disputer la peinture (qui a perdu Le chien qui n’est pas de Tiepolo).

 

          Filippo Fimiani ferme l’ouvrage par l’heureuse question de la rencontre, en ce qui arrive et survit : Nadja, Gradiva, la Ninfa florentine, le Nu descendant l’escalier, sont ici convoquées dans l’analyse du dialogue entre le peintre Bill et le photographe Thomas, dans le film d’Antonioni, Blow up. Ces femmes-images douées d’une potentialité propre à l’image-mouvement du cinéma sont autant image-retrouvaille que rencontre-télescopage et surgissement hallucinatoire. Tout porte dans cette rencontre entre les arts à comprendre, dans l’actualisation des images, ce qui ouvre le cinéma à une « réinvention remémorante » de son médium propre par rapport à la peinture et la photographie. 

 

          Par des voies diverses empruntées par chaque discipline, ces Entretiens de la Garenne Lemot semblent avoir su éviter tant la pluridisciplinarité que la volonté de croiser à toute fin pour « tutoyer » l’interdisciplinarité — et peut-être justement parce qu’il s’agissait de risquer la pensée à des lieux communs.

 

 

Sommaire

 

Présentation, p. 11

 

Jackie Pigeaud, Ouverture – Ars se ipsa distinxit (Pline, HN, XXXV, 29), p. 13

Alain Michel, L’art et les arts : unité, histoire, beauté, p. 21

Jackie Pigeaud, De la parenté entre les arts, p. 31 

Frédéric Le Blay, Portrait du philosophe en artiste ou de la philosophie considérée comme un des Beaux-Arts, p. 45

Étienne Wolff, Quelque aspects du discours sur l’art chez Pétrone, p. 61

Philippe Heuzé, Souffler n’est pas chanter, p. 71

François Clément, La vie de plaisirs ou une esthétique d’art total dans l’Espagne musulmane du XIe siècle, p. 77

Françoise Graziani, Figurer et dire : la peinture parlante, p. 91

Giovanni Lombardo, Dante et l’ekphrasis sublime. Quelques remarques sur le « visible parlare »  (Purg. 10. 95), p. 99

Édouard Pommier, La rencontre des arts et son image dans l’Italie de la Renaissance, p. 121

Yves Hersant, Peinture et théâtre dans l’Italie Renaissante, p. 135

Nadeije Laneyrie-Dagen, Regards croisés sur la gymnastique antique : l’écrivain, le graveur et le peintre, p. 143

Yvon Le Gall, L’harmonie ou le dialogue des arts en politique, de Seyssel à Louis XIV, p. 157

Yves Touchefeu, Ut musica pictura ? Jean-Jacques Rousseau et le clavecin oculaire du Père Castel, p. 183

Baldine Saint Girons, Pierre Kaufmann : Arts de l’espace et Dimension de la destinée, p. 193

Annie Gutmann, Chorégraphie du paysage, p. 205

Jocelyne Aubé-Bourligeux, L’Ode à Salvadore Dalí de Federico Garcí a Lorca (1926) : ou de la rencontre artistique de la poésie et de la peinture, p. 221

Pierre Maréchaux, Allusions ou illusions d’Espagne : la cartographie imaginaire d’Ibéria d’Albéniz, une contestation du paragone traditionnel, p. 245

Brigitte Van Wymeersch, Schoenberg et Kandinsky : une certaine idée de la création et de la relation entre les arts, p. 255

Pierre Sullivan, La synthèse des arts : Le chien de Tiepolo de Derek Walcott, p. 273

Filipppo Fimiani, Le hier jouer. Corps, images, événements, p. 287

 

Les auteurs, p. 297

 

Liste des Entretiens, p. 299