Frost, Christian: Time, Space and Order. The Making of Medieval Salisbury, XVIII, 279 pp., 93 ill., ISBN 978-3-03911-943-1, € 41.10
(Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Wien 2009)
 
Reviewed by Pierre Garrigou Grandchamp
 
Number of words : 2194 words
Published online 2012-09-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=957
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          La destinée de Salisbury sort de l’ordinaire : ville neuve fondée en 1219 ex nihilo par l’évêque du siège, elle devint la cinquième ville du royaume dès la fin du XIIIe siècle. Christian Frost, qui enseigne l’histoire de l’architecture à l’université de Kingston, a été proprement fasciné par l’histoire du transfert de la cathédrale et de son chapitre, accompagné par la fondation urbaine, depuis le site de Old Sarum, à 6 km au nord-ouest de la ville, jusqu’à un domaine de l’évêque situé dans une boucle de la rivière Avon. Les exemples de tels déplacements sont rares au Moyen Âge, a fortiori quand ils concernent un siège épiscopal dont la cathédrale avait été édifiée un siècle auparavant seulement.

 

          Comment expliquer un tel phénomène, ses motivations – politiques et religieuses – et les modalités qui permirent sa réalisation ? Quelle était la signification d’un pareil geste en ce début du XIIIe siècle et que nous apprend-il de la vision de l’Église et de la société qui animait les acteurs de ce projet ? Quelles finalités poursuivait l’instigateur du transfert et ses visées s’accomplirent-elles dans les formes prises par le nouveau complexe cathédral et dans la ville neuve ? Pour répondre à ces questions, qui vont bien au-delà des analyses de morphologie urbaine et d’histoire de l’architecture, l’auteur s’est efforcé – dit-il – de sortir du cadre habituel des études qui séparent « la culture matérielle et la [culture] visuelle, ainsi que l’histoire et la théorie » (p. XV). De fait il lui fallait pénétrer, dans une compréhension intime, les mentalités de ce moment de l’histoire des relations entre la monarchie anglaise et l’Église romaine ; il lui fallait aussi saisir la vision que celle-ci déployait quant à son rôle dans l’ordre mondain et l’ambition de la réforme engagée afin d’obtenir une plus grande participation du peuple chrétien à la vie religieuse. Il lui fallait enfin saisir les mécanismes de l’affirmation de l’identité par l’image, par le symbole visuel transmis par les formes architecturales et spatiales : ici, le message était sensé passer par l’inscription des monuments dans les sites successifs d’Old Sarum et de Salisbury, dans le plan et l’élévation de la cathédrale et dans la forme de la ville, son ordonnance et sa géométrie. L’ambition de l’auteur, on le voit, n’était pas moindre que celle de l’Église romaine du temps et il sera légitime de se demander si le but a été atteint, après avoir résumé les étapes et le développement de son raisonnement.

 

          Le contexte du transfert d’Old Sarum à Salisbury était celui des relations orageuses entre l’Église en Angleterre et des souverains désireux de maintenir un étroit contrôle, en particulier sur la nomination des évêques ; la défaite de la monarchie devait être temporairement consommée sous Jean sans Terre au début du XIIIe siècle, mais le souvenir des heurts, qui avaient abouti à l’interdit jeté sur le royaume, était trop fort pour que les évêques d’Old Sarum ne persévèrent pas dans un projet lentement mûri au cours du siècle précédent : celui de déplacer le siège épiscopal pour l’éloigner de la colline d’où le château royal dominait la cathédrale, physiquement et politiquement, gênant sur le plan matériel et institutionnel le développement du chapitre, autant qu’il empêchait l’expression d’une politique propre à l’Église. Le déplacement du siège parut à la longue la seule solution, tant aux yeux de l’évêque qu’à ceux des chanoines, avec lesquels l’harmonie semble avoir été parfaite. Elle s’imposait d’autant plus que l’exiguïté du site et l’étroit contrôle de la monarchie ne facilitaient pas la mise en œuvre des orientations pastorales et liturgiques définies lors du IVe concile du Latran, tendant à mieux insérer la population, notamment celle des villes, dans les cadres d’une pratique religieuse en ne la laissant plus en marge de cérémonies auxquelles seuls les clercs participaient vraiment. Dans cette perspective, l’élaboration de circuits de processions autour de la cathédrale et de la ville de Old Sarum, était un premier pas vers cette association des fidèles, qui allait être recherchée de façon plus marquée dans la nouvelle fondation. 

             

         Si ces développements, parfaitement argumentés, emportent la conviction, comment ne pas avouer, en revanche, que les considérations sur l’iconographie de la silhouette de la cathédrale, avec le nombre de tours et leur signification, les relations symboliques entre la porte et la ville, la cathédrale et la ville sainte, etc. pour être probablement porteuses de sens aux yeux d’une poignée de lettrés du XIIIe siècle, nous laissent perplexes quant à leur portée pour le vaste peuple des laïcs. Étaient-ils vraiment en mesure d’en percevoir toutes les finesses, au-delà de l’indéniable et forte impression ressentie à la vue de la petite cathédrale d’Old Sarum, dominée par la tour maîtresse royale, puis, dans le nouveau site, à la vue de l’extraordinaire nouveau vaisseau cathédral, libre de toute concurrence et développé sans contrainte, largement ouvert sur toutes ses faces ? La vérité scientifique des déductions de l’auteur est-elle complètement pertinente, c’est-à-dire ne compose-t-elle pas ici avec la réalité de son ambition qui était de percevoir avec l’œil et l’esprit de l’époque le sens des décisions et des nouvelles réalités bâties ? Restitue-t-il le ressenti de l’époque ou le rêve de quelques lettrés ?

 

          La description de la ville, pour être rapide, met bien en lumière l’ambition du fondateur. Ample, régulière, pourvue d’un réseau de canalisations élaboré, elle surpassait toute entreprise contemporaine en Angleterre. Les avantages économiques consentis à ses habitants et les garanties apportées par l’administration directe de l’évêque expliquent le succès de la fondation, rapidement très peuplée. Pour autant les facteurs économiques sont de peu de poids pour expliquer les particularités du plan de la ville, notamment son caractère géométrique, particulièrement sensible dans le quart nord-est, au plan en grille (le gridiron), et pas plus la situation des églises (voir les plans à partir de la p. 56). L’auteur en conclut qu’il faut élargir le champ d’observation, examiner d’autres villes « importantes » contemporaines, pour mieux dégager les composantes de l’horizon spirituel et symbolique qui pouvait être celui des fondateurs.

 

          Un long chapitre est donc consacré à la mise en parallèle de la pratique de la fondation des villes neuves au Moyen Âge et des modes de représentation de l’espace urbain à la disposition des contemporains. Celles-ci seraient au nombre de trois : le recours à une géométrie sacrée et à une structure symbolique, aussi bien dans le plan de la cathédrale que dans celui de la ville ; les sources écrites ou visuelles sur les villes ; enfin l’expérience physique de l’ordonnance urbaine, acquise quotidiennement et, par exemple, à travers la déambulation organisée à l’occasion des fêtes et des processions.

 

          L’auteur dévoile ici ses batteries, qui font feu sur les prédécesseurs, et propose un schème explicatif, repris ad nauseam dans les chapitres suivants et développé par un raisonnement a contrario. Faute d’avoir pu donner une explication plausible des caractères du plan de Salisbury, les « morphologistes » et les historiens se seraient contentés d’approches factuelles, sans accorder la moindre importance au contenu symbolique éventuel. Comment l’admettre, dit l’auteur, vu que la haute qualité intellectuelle des membres du chapitre ne pouvait pas ne pas induire la présence d’un substrat symbolique parmi les considérants majeurs ayant déterminé le plan de la cité. Hic jacet lupus : il nous semble que la présomption devient subitement un moteur qui va désormais guider toutes les analyses, afin de démonter ce qui est inclus dans les prémisses. Et d’enchaîner que seules les processions et les déplacements festifs étaient susceptibles de transformer une appréhension statique de la ville en une perception dynamique, introduisant le Temps – de l’Église bien sûr – au cœur d’une expérience terrestre qui devait leur révéler les vérités salvatrices et les leur faire mieux sentir. D’où l’affirmation du concept de l’appréhension dynamique : « If the order of the city was revealed through processions, then it must be accepted that the meaning of the city was revealed through its use rather than its form – the symbolic structure of the city was a representation of his praxis » (p. 81). C’est dire que, en dépit des voies de compréhension avancées, souvent suggestives et donnant à méditer sur le substrat caché d’un urbanisme si loin des pensées de notre temps, toutes les subtilités du raisonnement et de la mise en perspective proposée par l’auteur ne peuvent masquer leur aspect tautologique.

 

          Il s’efforce ensuite de rappeler les fondements symboliques de la géométrie mise en œuvre dans le tracé du plan des villes, depuis Platon, et recherche les voies par lesquelles, durant les XIIe et XIIIe siècles, les autorités compétentes usèrent soit des outils de la géométrie profane, soit de ceux de la géométrie « sacrée », en tant que de besoin. À ce propos sont analysés les plans des villes de Ludlow, New Winchelsea et Bury St Edmunds, afin de déterminer le substrat commun éventuel à leur plan – ou partie de plan régulier, tel le quartier nord-est de Salisbury (le gridiron). Il en ressort que l’on ne peut distinguer aucun influx de « géométrie sacrée » dans ces trois villes et que, a contrario, le rôle du chapitre de Old Sarum n’en est que plus évident, lui dont le réseau relationnel avec le clergé du reste de l’Angleterre créa « … the necessary momentum, skills, knowledge, and finance to implement a very different vision for a city » (p. 94)... Le problème est que l’on ne voit toujours pas bien en quoi le plan de Salisbury est si exceptionnel, et les multiples comparaisons avec les plans de Beaumont-du-Périgord, de Grenade-sur-Garonne et des villanove fondées par Florence ne font qu’apporter confusions et fausses analogies. L’auteur convient lui-même de la difficulté de distinguer le sens des procédés géométriques, y compris dans le cas de la ville dont le contexte et le plan sont les plus proches de ceux de Salisbury : « The difficulty lies in assessing wether the clear use of geometry in the plan of Bury St Edmunds had any symbolic meaning » (p. 96). En passant, l’auteur conteste néanmoins avec acuité les thèses de Bernard Gauthiez qui voyait dans cette ville un écrin géant pour le corps du saint éponyme[1].

 

         On ne fera pas pour autant à l’auteur un procès en simplification, car au terme de ces méandres, il conclut qu’il est impossible d’affirmer que les concepts de la « géométrie sacrée » eurent un rôle déterminant dans l’élaboration du plan de la ville médiévale de Salisbury (p. 100). Le brouillard s’épaissit donc… à moins que l’on ne parvienne à le suivre dans sa démonstration d’un rapport plus subtil, entre une certaine géométrisation de l’espace et l’utilisation dynamique de cette géométrie, en particulier celle des perspectives urbaines créées volontairement, pour introduire l’homme physiquement en marche dans la compréhension de l’ordre divin et de l’insertion de la ville dans cet ordre (p. 111).

 

          Dès lors, les chapitres suivants s’emploient à cette démonstration en étudiant subtilement la cathédrale, puis l’enclos cathédral (Close), pour terminer par une mise en scène des effets des processions dans la ville à l’occasion des grandes fêtes, notamment des Rogations (avec d’originales restitutions graphiques des points de vue alors offerts aux cortèges, p. 220-230).

 

          Restant concentré sur l’urbanisation et l’urbanisme, nous ne saurions développer tous les points abordés par l’auteur dans son foisonnant exposé, qui fait son miel des précédentes études consacrées à la cathédrale et au Close[2]. Il définit une cité sainte, autour de la cathédrale, puis explore les processus qui devaient relier celle-ci à la ville et assurer un continuum entre les temporalités bourgeoise et religieuse, ce qui le conduit – entre autres excursus – à aborder la question du Temps chez Saint Augustin, etc.

 

          On ne saurait dénier à ce livre la recherche subtile d’une immersion dans les mentalités des concepteurs de la ville, par des tours et des détours qui donnent parfois le tournis mais ouvrent des trouées vers une compréhension empathique. Il peut réjouir et sa culture est éblouissante. Il peut désemparer, tant les éléments de preuves font défaut. On ne le conseillera pas aux esprits positifs qui cherchent des données indiscutables sur l’urbanisation d’une des plus séduisantes villes médiévales de Grande-Bretagne, sur sa vie sociale et sur l’impact des forces économiques. Pour autant, un tel décalage est peut-être le prix à consentir pour trouver de nouvelles clefs et parvenir à un approfondissement du sens.

 

 



[1] B. Gauthiez, « The planning of the town of Bury St Edmunds : a probable Norman origin », Bury St Edmunds Medieval Art, Architecture, Archaeology and Economy, BAA Conference Transactions, XX, A. Grandsen (ed.), Leeds, 1998, p. 81-97.

 

[2] Parmi les plus récentes synthèses publiées : City of Salisbury. Vol. 1. Ancient and Historical Monuments, Royal Commission on Historical Monuments (RCHM), HMSO, London, 1972. Salisbury. The Houses of the Close, RCHM, 1993. T. Cocke, P. Kidson, Salisbury Cathedral. Perspectives on the Architectural History, RCHM, 1993. L. Keen, T. Cocke (éd.), Salisbury Cathedral, Medieval Art and Architecture, BAA Conference Transactions, XVII, Leeds, 1996. On ajoutera deux études récentes : T. Tatton-Brown, J. Crook, Salisbury Cathedral : the making of a medieval masterpiece, Londres, Scala & Salisbury Cathedral, 2009; T. Ayers, Salisbury cathedral. The West Front, Chichester, Phillimore, 2000.