Immerzeel, M. : Identity Puzzles. Medieval Christian Art in Syria and Lebanon, (Orientalia Lovaniensia Analecta, 184)
VIII-325 p., ISBN 978-90-429-2149-8, 80 euro
(Peeters, Leuven 2009)
 
Recensione di Françoise Briquel Chatonnet, CNRS
 
Numero di parole: 1840 parole
Pubblicato on line il 2012-08-28
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=983
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          L’iconographie des églises du Proche-Orient syriaque a été longtemps presque inconnue, à la différence de celle des Églises copte ou arménienne. Le faible nombre des monuments et le fait qu’ils étaient en grande partie inconnus en est sans doute la cause et a parfois justifié des jugements de valeur sévères. Depuis une vingtaine d’années, divers prospections et relevés en Syrie et au Liban ont changé la vision que l’on en avait et cet ouvrage de synthèse, qui s’appuie sur toutes ces nouvelles découvertes, vient donc à son heure. L’étude a été entreprise dans le cadre d’un programme de recherche de l’université de Leiden portant sur l’identité syro-orthodoxe, celle des chrétiens miaphysites qui avaient rejeté la doctrine du concile de Chalcédoine et s’étaient formés en Église  autonome au vie siècle. Mais il s’est vite avéré difficile d’attribuer les images à telle ou telle Église, melkite, syro-orthodoxe ou maronite, dans un Orient où les bâtiments ont pu changer d’attribution. L’entreprise s’est donc transformée en une étude régionale de la peinture de Syrie et du Liban à l’époque des croisades tandis que la décoration des églises de la région de Mossoul a fait l’objet d’un autre livre dans le cadre du même projet, par Bas Snelders, Identity and Christian-Muslim Interaction: Medieval Art of the Syrian Orthodox from the Mosul Area, Leuven, 2010 (Orientalia Lovaniensia Analecta 198). L’ouvrage de M. Immerzel étudie les peintures murales d’églises appartenant à trois communautés chrétiennes différentes, syro-orthodoxe, melkite et maronite, qui partagent une culture syriaque commune, et à deux mondes politiques différents, les États croisés et le royaume musulman de Syrie. Autant que faire se peut, M. Immerzel prend en compte ce que la tradition littéraire et historiographique a transmis à propos de décorations d’églises disparues.

 

          Après l’introduction, l’ouvrage est divisé en 5 chapitres dont le premier est une introduction historique, les trois suivants sont des études régionales des peintures conservées en Syrie, au Liban et des icônes produites dans le comté de Tripoli, tandis que le dernier s’interroge sur la notion d’identité.

 

          La première partie consacrée aux peintures murales de Syrie montre avant tout la maigreur de ce qui est conservé. Des peintures murales d’églises de Damas sont évoquées à travers des textes d’auteurs arabes ou de voyageurs. Mais ce n’est guère que dans le Qalamun, à Saidanaya, Qara et surtout à Deir Mar Musa qu’il y a des restes de peintures. Dans ce dernier monastère, syro-orthodoxe, l’étude a révélé trois couches successives, comportant elles-mêmes des retouches, datées grâce à des inscriptions respectivement de 1058-1088, de 1095 et 1208. La deuxième couche pictoriale est due au peintre Hunayn/Jean, dont le nom est indiqué. Si la couche 1 a une palette limitée (rouge, ocre et brune sur fond blanc), celle de Hunayn est beaucoup plus colorée et les personnages placés sur des fonds bleus ou rouges. Les visages de Hunayn sont moins simples et plus expressifs et le peintre utilise les ombres. Son art est proche du style le plus courant dans l’art byzantin contemporain. Le peintre de la troisième couche est Sarkis ibn Gali ibn Barran. Lui aussi est très proche de l’art byzantin contemporain comme le montre la magnifique scène du Jugement Dernier qui présente des analogies avec celle en mosaïque du Dôme de Torcello à Venise. Il faut cependant noter la place importante accordée à Moïse, à Isaac et Jacob à côté d’Abraham et aux saints équestres. Le style de Sarkis est plus linéaire et formel que celui de Hunayn. Les décorations successives montrent surtout une évolution esthétique, le programme lui-même évoluant peu : ce sont souvent les mêmes scènes qui sont repeintes sur les anciennes. Le changement le plus notable est le passage des légendes du grec pour l’époque ancienne au syriaque pour le xiiie siècle. Les restes à Qara, un monastère melkite, donc chalcédonien, sont beaucoup plus fragmentaires mais appartiennent aussi à deux époques, dont la plus ancienne est antérieure à celle de Deir Mar Musa et la seconde doit être du xiiie siècle, mais plus récente qu’à Deir Mar Musa. Le tour d’horizon de la peinture en Syrie comprend aussi quelques détails sur des fragments dans la cathédrale St Elyan de Homs, mais les peintures ont pour la plupart été refaites au xixe siècle. Les peintures des constructions croisées, Crac des chevaliers et château de Marqab, sont seulement l’objet d’une allusion très rapide, ce qui est plutôt dommage, surtout pour Marqab. Mais le rapprochement est net avec le style de Deir Mar Musa, ce qui permet de les dater du début du xiiie siècle dans les deux cas et de supposer que les Francs ont fait appel à un artiste syrien. L’ensemble de ces peintures de Syrie est donc à mettre en rapport avec l’époque ayyoubide, pendant laquelle les chrétiens ont connu un âge d’or avant que la conquête mamlouke n’y mette fin.

 

          Au Liban, les peintures médiévales proviennent de la région au sud de Tripoli, dans les districts de Kura et de Batrun et Jbeil, ainsi que dans la vallée de la Qadisha. Ces peintures relèvent de la même époque que celles de Syrie, xiie-xiiie siècle, mais ont été faites dans un contexte politique franc, comme le montrent parfois des inscriptions latines. Une église à Famagouste (Chypre) porte des peintures avec inscriptions en syriaque, qui pourraient être liées à une communauté maronite repliée ici avec la conquête mamlouke et la fin des établissements croisés au Levant. Une mention particulière doit être faite du « maître de Bahdeidat », qui n’est pas seulement l’auteur des peintures de Bahdeidat, mais dont on reconnaît la main aussi à Ma‘ad et dans la chapelle de Mart Shemuni, dans une grotte sous le village de Habschit.

 

          Le quatrième chapitre est dédié aux icônes. Une icône a été retrouvée il y a une vingtaine d’années dans le monastère de Kaftun dans le district de Kura au Liban, représentant sur une face la Vierge Hodegetria et le baptême du Christ de l’autre, avec des inscriptions en grec, arabe et syriaque. Elle présente des analogies stylistiques et formelles avec plusieurs icônes conservées au monastère Sainte-Catherine au Sinaï et que l’on considérait comme étant des œuvres produites en milieu croisé, probablement autour d’Acre. Or, tout cet ensemble est proche de peintures murales du Liban, église Saint-Serge et Saint-Bacchus de Kaftun, mais aussi des peintures de Bahdeidat, Eddé al Batrun et Deir Hamatura. Une icône de saint Serge présente un équipement du saint inspiré des guerriers mamloukes et mongols. Il est donc probable que ces icônes ont été produites au Liban, dans la région de Tripoli, en monde melkite. Si le terme d’atelier est sans doute trop précis, il s’agit bien de l’œuvre d’un groupe d’artistes qui étaient en relation. Ses liens avec l’art chypriote sont évidents et des raisons historiques permettent de dater ces icônes du troisième quart du xiiie siècle.

 

          Le dernier chapitre, dans la perspective de la question de départ, s’interroge sur la question d’identité et les éléments qui permettraient d’attribuer une peinture à telle ou telle communauté. Ce qui est frappant est, dans le répertoire choisi, l’absence de représentations de saints qui seraient des marqueurs communautaires (les saints Behnam et Barsauma pour les syro-orthodoxes par exemple). Le choix se porte sur des figures consensuelles, et surtout syriennes d’origine comme Marina d’Antioche, Serge et Bacchus, Ignace ou Siméon stylite, ainsi que palestiniennes ou cappadociennes. On notera l’importance des saints cavaliers et le fait que cette iconographie est peu à peu attribuée à des saints sans lien avec leur histoire, comme Elyan, comme si leur courage face au martyre était mis en scène en leur attribuant le caractère de combattant de la vraie foi. Les persécuteurs sont réduits au rang des monstres que le saint met à mort. Les premières représentations dans l’Orient chrétien du saint cavalier terrassant le dragon ou le serpent, se trouvent dès le ive siècle, sur des monnaies de Constance II. Le culte et l’iconographie des saints cavaliers, et singulièrement de saint Georges, se sont répandus en Occident à la faveur des croisades. En Orient, en milieu chrétien, le monstre semble avoir parfois été symbole de l’islam, particulièrement dans le cas de saint Georges sauvant un jeune d’une créature monstrueuse, mais on doit noter que ce thème iconographique est aussi présent en milieu musulman.

 

          L’ouvrage s’interroge aussi sur les commanditaires. Le rôle de donateurs est bien connu en monde syro-orthodoxe, pour des manuscrits mais aussi pour le monastère de Deir Mar Musa. Manifestement, cette Église en pleine renaissance aux xiie-xiiie siècles trouvait dans la communauté des soutiens actifs à sa recherche de visibilité. En terre croisée, des Francs ont apporté leur participation à la construction et l’embellissement d’églises des communautés orientales et se sont faits parfois représenter. Il semble que les chrétiens locaux aient su mobiliser l’aide des puissants de la région, mais il s’agit toujours d’une aide ponctuelle et personnelle. En tout cas, l’iconographie à elle seule ne suffit pas à déterminer si un donateur est un Latin ou un chrétien local. Le costume et la barbe ne sont pas des marqueurs décisifs et ne permettent pas d’identifier un membre de telle ou telle communauté. Il en va de même pour les vêtements portés par les saints (le polystavron, que l’on retrouve dans toutes les communautés), les gestes qu’ils font, ou le style « syrien » commun aux divers monuments. La langue des inscriptions et légendes ne constitue par non plus une indication ferme de la communauté impliquée.

 

          Toutes ces peintures qui s’étagent du xie au xiiie siècle forment un ensemble très suggestif, même si ce ne sont que des restes épars, et souvent très détériorés, d’un passé sensiblement plus riche. L’appartenance ecclésiale à telle ou telle dénomination, grecque-orthodoxe ou syro-orthodoxe, ou encore maronite, ne semble pas avoir déterminé un style particulier et le répertoire et un style commun convenaient à tous les chrétiens. Cette appartenance n’est d’ailleurs pas toujours facile à déterminer, comme dans le cas de Bahdeidat au Liban, qui a été décorée grâce à des commanditaires francs, mais dont on ne sait si elle était utilisée par les maronites ou des syro-orthodoxes à l’époque où les peintures ont été réalisées. Plus intéressant encore, la situation dans un territoire sous domination ayyoubide ou dans une principauté croisée ne marque pas une frontière dans l’inspiration ou dans le style. Même dans les monuments croisés, des artistes locaux ont été à l’œuvre, même si les légendes en latin montrent le rôle des maîtres des lieux. Dans tous les cas, des analogies avec l’art de Chypre sont discernables et le style est cohérent avec l’art byzantin de la même époque. Historiquement, on a donc ici un témoignage de la circulation des hommes et des styles par-delà la frontière entre monde franc et monde musulman et d’une époque de très belle créativité du monde chrétien d’Orient avant que la conquête mamlouke ne lui crée des conditions d’existence très difficiles et ne le mette en position de repli.