Cadot, Laure: En chair et en os : le cadavre au musée.
Valeurs, statuts et enjeux de la conservation des dépouilles humaines patrimonialisées, 176 pages ; 52 ill. coul. ; 21x29,7 cm ; ISBN : 978-2-7118-5717-3 ; 35 €
(Ecole du Louvre, Paris 2009)
 
Compte rendu par Ludovic Lefebvre
 
Nombre de mots : 2533 mots
Publié en ligne le 2010-10-25
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=999
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          Cette étude fait le point sur un sujet sensible et universel : l’exposition des morts dans les musées, à savoir, quel usage peut-on faire des dépouilles lorsque des spécialistes estiment que la vue de celles-ci est importante pour la connaissance des civilisations passées (ou actuelles) et pour la science, voire l’art. Le sujet est d’autant plus délicat que plusieurs expositions ont justement entraîné des protestations et que des corps ont récemment été restitués à leurs communautés d’origine qui les réclamaient. Dans ce contexte, la déontologie et le législateur sont naturellement concernés.

 

          La fascination pour les restes humains n’est pas une nouveauté et l’engouement pour ceux-ci dans les siècles passés pouvait atteindre le pur vandalisme, contraste singulier avec les précautions et les réserves constatées de nos jours. Autre contraste marquant : alors que "la mort est de plus en plus rejetée et cachée" (p. 14), celle-ci n’a jamais fait l’objet d’autant d’études qu’actuellement.

 

          La première partie de l’ouvrage (p. 19-56) est intitulée « Le corps conservé : perceptions, valeurs intrinsèques, aspects matériels ».  Cela passe d’abord par l’étymologie. L. Cardot affirme d’ailleurs sa préférence pour le terme de "dépouille" au détriment de mots comme "charogne" (désignation très usitée au Moyen-Age),"cadavre", "corps" ou "restes", porteurs de sens différents de celui exprimé dans cette étude, qui mêle à la fois la notion de patrimoine mais aussi la valeur d’humanité.

 

          L’auteur rappelle des immuabilités universelles quant aux attentions portées aux corps morts remontant même à l’époque paléolithique mais, parallèlement, si les pratiques funéraires des sociétés anciennes étaient plus porteuses de symboles, notre époque a vu se développer une technicisation de celles-ci allant jusqu’à un refus et une aseptisation de la mort.

 

          L. Cardot revient évidemment sur la définition biologique de l’état de "mort" et la thanamorphose  (étapes de transformation qui font passer le corps-vivant au corps-mort). Si la cadavérisation s’accompagne de signes extérieurs connus de tous (rigidité, défiguration, putréfaction…),  les modifications cellulaires et l’importance du domaine bactérien en sont les causes intrinsèques. Elle souligne à cet égard la dangerosité de la fermentation fortement toxique de la dépouille. D’ailleurs, trois à six années sont nécessaires pour que le cadavre devienne squelette.

 

          Le refus de ce sort inéluctable (pourrissement) peut entraîner deux choix : la crémation (donc la destruction totale du corps) ou l’embaumement (la conservation). Le second a des significations symboliques multiples notamment si l’on décide de supprimer ou de retarder la thanamorphose, mais aussi si l’on veut une conservation totale ou partielle (le corps comme objet d’étude peut alors être envisagé).

 

          Il est intéressant de relever que du point de vue culturel et symbolique, les éléments naturels expriment le devenir souhaité du corps, ainsi :

-        le feu qui purifie, notamment par sa destruction rapide ;

-        la terre d’où surgit l’abondance, la récolte mais synonyme aussi d’identification à la féminité et du retour à notre origine, d’où l’on vient ;

-        l’eau, peu connue des sociétés occidentales mais des îles du Pacifique (immersion, corps exposés dans les pirogues pour le dernier voyage), là aussi le principe de féminité a son importance ;

-        et enfin l’air, plus délicat à définir du point de vue symbolique : le défunt est cette fois-ci exposé en hauteur ou à même le sol. Les raisons peuvent provenir d’une difficulté à creuser le sol ou d’accélérer la décomposition (voire le refus de sépulture).

 

          Concernant la momification, L. Cardot revient sur une idée répandue selon laquelle celle-ci serait la définition même d’une "absence de décomposition" (p. 31). Or, la momification est plutôt une interruption du "mécanisme de corruption" du corps. Dans ce désir d’intégrité du corps, la cryogénisation représente le stade ultime de l’interruption du pourrissement. A cet égard, le terme de "momie" traduit maladroitement tout un ensemble de corps conservés.

 

            Si la réification d’un cadavre est l’acte par lequel on déshumanise celui-ci, les cas de réification pure sont plutôt rares (motifs scientifiques ou sacraux). Ainsi, les raisons de l’exposition du corps ont une origine multiple ; la relique, comme témoignage de la ferveur de la foi dans le monde chrétien, mais l’exposition peut aussi avoir un aspect rituel (exposition de têtes ennemies ou de personnalités reconnues de la communauté). Les exemples d’expositions à valeur "politique" sont bien connues du monde contemporain (Lénine, Hô Chi Minh…) mais il faut mentionner aussi les expositions ayant un sens identitaire ou de croyance. Enfin, l’exposition peut aussi avoir des buts pédagogiques (cabinets de curiosités, musées de médecine).

 

            L. Cardot traite ensuite des facteurs de conservation et relève que trois conjonctures peuvent être relevées :

- la conservation naturelle et non intentionnelle (sans action humaine volontaire),

- à l’inverse, une conservation requérant une participation humaine mais dont le processus reste régi par des facteurs naturels,

- et enfin, la dernière conservation qui mêle donc l’intervention humaine et les procédés artificiels.

 

          Concernant les facteurs naturels, l’auteur souligne que l’humidité a un rôle plus important que le degré de température concernant l’évolution de la putréfaction du cadavre et que les "propriétés géophysiques de l’enfouissement" (p. 38) sont également un facteur primordial. Elle rappelle le cas de Ginger, momie naturelle vieille de 5000 ans trouvée dans le désert égyptien et celui d’Ötzi retrouvé en 1991 dans les Alpes, datant approximativement de 5300 ans. Les facteurs chimiques ont aussi leur rôle. Ainsi le sel, connu pour ses vertus de conservation des aliments, a été évidemment utilisé pour celle des corps humains (propriétés hygroscopiques). Autre facteur chimique naturel : la tourbière, dont le PH (acide faible) et la pauvreté de l’oxygène ont des conséquences capitales quant à la conservation des corps.

 

 

          Après avoir traité de l’intentionnalité de la conservation et de ses aspects religieux et culturels (notamment la ritualisation), L. Cardot s’attaque aux techniques visant à une conservation pérenne : la momification dont l’origine proviendrait de la découverte opportune de corps conservés dans le désert. Celle-ci se démocratisa au fil des siècles : d’abord apanage du pharaon puis des hautes classes, elle fut ensuite adoptée par le peuple. Garder l’aspect du vivant était perçu comme une chance supplémentaire d’accéder à l’au-delà. Il fallut des siècles pour parvenir au savoir-faire qui fut celui de l’Egypte mais d’autres civilisations recoururent aussi à ce procédé de conservation telle la culture Chinchorro, établie dans le désert d’Atacama vers 6000 avant J.-C.

 

          L’embaumement répond à des critères moins précis que la momification. De l’utilisation d’aromates et d’huiles végétales dans l’Antiquité jusqu’à l’injection de substances chimiques actuelles, l’attirance pour cette pratique est riche et réelle mais l’on note un intérêt plus vif encore au XIXe siècle.

 

          A la fin de cette première partie, les techniques à portée symbolique sont étudiées, telle la réduction des têtes (culture Jivaro) ou encore « l’entraînement des mille jours » qui consiste pour certains moines bouddhistes à s’alimenter au minimum, à consommer régulièrement de l’urushi qui a un rôle primordial pour l’auto-momification grâce à ses « vertus » purgatives et parce qu’il contient de l’arsenic. Une fois le moine mort, le corps est exposé au soleil et au vent et parfois, il est enduit de laque séchée ce qui accroît la momification. Les dissections médicinales ou préparations anatomiques, très en usage il y a deux siècles et dont les résultats ne relèvent pas toujours du meilleur goût sont également abordées. Mais la spécialiste traite également des « curiosités » (la naturalisation dite aussi taxidermie) dont la réussite requiert un travail méticuleux puisque la peau est traitée comme un cuir et il faut donc séparer celle-ci du reste du corps, utiliser eau chaude ou carbonate de sodium ainsi que des substances tannantes et enfin, rembourrer la peau traitée à l’aide de matières les plus diverses. Le XIXe siècle est définitivement capital dans l’étude de la conservation des corps puisque cette période s’intéressa aux préparations anthropologiques : prélèvement des tatouages sur les corps morts (notamment océaniens), traitement des têtes de condamnés à mort à des fins « scientifiques », analyse de spécimens des domaines coloniaux souvent dans des buts raciaux (tel le Bushman ramené du Botswana). Dans les techniques de conservation inclassables (lyophilisation, plastination), L. Cardot mentionne des exemples qui peuvent laisser perplexes quant à leur finalité telles les expériences artistiques ("sculptures") du professeur Von Hagens.  

 

 

          Après l’insertion de plusieurs planches particulièrement évocatrices, la deuxième partie intitulée « Le corps dans les collections : valeurs, statuts, politiques d’exposition » (p. 73-115) évoque donc la finalité de l’exposition et les enjeux concernés.

 

          Dès la fin du Moyen-Age, on constate un intérêt croissant pour les momies qui aboutit à un véritable commerce. Ceci est dû à la redécouverte des textes antiques mais aussi à l’importance toujours croissante des études anatomiques. Cet intérêt culmine au XIXe siècle et cette fois les fonds muséaux (dont nos actuels musées sont largement tributaires) vont s’enrichir encore davantage grâce à l’expansion coloniale. C’est cependant le XXe siècle qui constitue la référence ultime en raison de grandes découvertes dues naturellement à l’évolution des techniques de recherche et à des approches scientifiques nouvelles.

 

          Il existe trois temps essentiels qui font du corps un «  sujet patrimonial » avec deux étapes principales : réduction-conservation et reconnaissance patrimoniale. Le fait qu’un être vivant devenu un corps mort devienne un objet d’études aux intérêts les plus divers et aux motivations plurielles, suscite de nombreuses interrogations quant au(x) statut(s) de celui-ci. Le problème de la distanciation par rapport à la dépouille se pose naturellement aussi bien pour le chercheur que pour le visiteur du musée. Le rapport à autrui est une clé fondamentale de la patrimonialisation. Plusieurs valeurs sont intrinsèques à celle-ci et L. Cardot reprend partiellement celles définies par A. Riegl en 1903 (Le culte des monuments, son essence et sa genèse) pour  l’architecture, à savoir : les valeurs historique, d’ancienneté et de remémoration intentionnelle auxquelles elle ajoute la valeur d’humanité.

 

          Il ne faut pas oublier l’impact que la vision de la dépouille peut avoir sur le spectateur car celle-ci a un véritable pouvoir d’évocation et de projection selon son état de conservation mais aussi selon la distance dans le temps et le lieu qui la sépare de son observateur. A l’inverse, certaines dépouilles acquièrent un statut de « personnalisation », le visiteur entre alors dans la salle qui leur est consacrée comme s’il entrait dans un sanctuaire, avec respect et déférence (la muséographie a un rôle capital).

 

          Le statut juridique de la dépouille est très variable selon les pays et il est en perpétuelle réflexion. En effet, si le droit romain différencie les personnes des choses, où situer les restes humains patrimonialisés ? En France, la loi bioéthique votée en 1994 a statué sur les dispositions médicales et scientifiques liées au corps mais le législateur ne reconnaît pas de personnalité juridique à la dépouille même s’il lui reconnaît des droits pour ce qui concerne sa dépouille et sa mémoire (dont les dispositions testamentaires). Ce désir de prolonger les droits de l’humain par delà sa mort pousse des scientifiques comme G. Timbal (La condition juridique des morts, Toulouse, 2002) à suggérer qu’il existe une « demi personnalité juridique du cadavre » (p. 95). Les archéologues sont particulièrement inquiets qu’aucun statut ne garantit les droits des dépouilles (spécification de ceux-ci dans la collecte et la gestion des collections) et l’on recourt donc volontiers à confronter les règles de protection des vivants et des morts pour tenter de définir les droits des dépouilles.

 

          Morale et déontologie sont évidemment au cœur du dilemme, comme en témoignent plusieurs cas récents relatifs au traitement ou à la restitution de dépouilles dont le passé est lié au colonialisme et à l’esclavagisme. Il y a quelques années l’International Council of Museums a relancé le champ des réflexions et des débats sur cette actualité brûlante. Commerce voire trafic des dépouilles sont des réalités qui démontrent les forts enjeux de ce domaine patrimonial.

 

          Un autre facteur à fort enjeu existe pour le monde muséal : le facteur identitaire. A partir du moment où un musée décide d’exposer des dépouilles qui véhiculent des valeurs culturelles et ethniques fortes ou qui caractérisent une civilisation ou une société différentes, notamment de l’Occident, cela peut susciter de vives réactions et heurter les sensibilités. Comme il est souligné (p. 107), le corps exposé peut être un « sujet scientifique pour les Occidentaux » mais il est un « individu difficilement assimilable à l’idée de patrimoine pour ses descendants potentiels ». Cette prise de conscience est somme toute récente et l’on peut citer ainsi la coopération qui prévaut depuis la fin des années 1970 entre l’Australian Museum de Sidney et la communauté aborigène d’Australie. Des revendications de restitution des corps existent, telle la communauté maori de Nouvelle-Zélande qui demande à ce que les têtes des ancêtres lui soient restituées à des fins d’inhumation. La question de la restitution est, on le comprend, un sujet délicat qui peut aboutir à des situations tendues entre deux Etats si bien que l’Unesco s’est emparé de ce problème depuis 1978.

 

 

          La dernière partie intitulée « Enjeux et apports de la conservation-restauration des dépouilles » (p. 117-147) s’attache à analyser les raisons et les méthodes de la conservation puisque les dépouilles constituent une « source primaire » d’informations. Les méthodes ont énormément évolué depuis les premières tentatives de compréhension et d’investigation du XIXe siècle. Très vite, archéologues et anthropologues ont décelé tout l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de la radiographie mais l’on doit à Sir Marc Armand Ruffer (1859-1917) d’avoir accompli des progrès extraordinaires en paléopathologie grâce à une quête inlassable d’examen des squelettes et des tissus organiques. A la suite de la paléopathologie, de nombreuses autres sciences ont vu le jour telles que la paléoépidémiologie, la paléodémographie, la paléobiologie…Actuellement analyses chimiques, histologie, techniques d’imagerie permettent un diagnostic plus affiné des dépouilles.

 

          L. Cardot s’intéresse ensuite à la pluridisciplinarité et plus précisément aux apports des arts et sciences diverses pour la recherche et la conservation des corps tout en gardant à l’esprit la déontologie : ne pas considérer la dépouille uniquement comme un objet d’études scientifiques ou un outil de dépassement artistique mais se souvenir que celle-ci a eu une « vie passée » (p. 124). Les objectifs de la conservation diffèrent (sans être opposés) selon que l’on regarde du point de vue scientifique ou de l’exposition pure : si le premier se concentre sur l’intégrité physique, le second s’attache à l’aspect visuel du corps. Celui-ci doit être l’objet d’une attention constante en raison des risques d’altération dus à des phénomènes internes ou externes (le stockage étant naturellement concerné) ou de son adaptation face aux activités incessantes du musée. Il ne faut pas perdre de vue enfin que certaines dépouilles gardent les stigmates d’investigations scientifiques passées parfois irrémédiables.

          On constate une absence patente des restaurateurs dans les équipes de recherche se consacrant à la restauration des corps humains, absence qu’elle attribue à une certaine adversité avec les scientifiques, et pourtant le conservateur-restaurateur est souvent le garant d’une déontologie plus stricte que le monde des anthropologues et des archéologues. Il faut donc une plus grande collaboration et une interdisciplinarité accrue.

 

          Autre disparité qui alerte l’auteur, la hiérarchisation qui s’instaure entre des momies médiatisées et des momies plus anonymes dont il résulte une différence dans le traitement de la préservation. L. Cardot est naturellement partisane d’une uniformité dans les conservations.

 

          Toujours dans le domaine des inégalités et différences diverses, il est intéressant de constater que la France connaît un retard par rapport à certains de ses voisins européens notamment, dans l’élaboration de programmes qui viseraient à une meilleure collaboration entre institutions et groupes de recherche pour la connaissance et la valorisation des collections de dépouilles.

 

          L. Cardot termine son étude en rappelant les différents métiers qui s’attachent à la préservation des corps : embaumeurs, thanatopracteurs et autres préparateurs dont les enjeux, les moyens et les objectifs diffèrent, mais qui tous se retrouvent face à un destin irrémédiable, la reprise de l’altérité, du pourrissement du corps mort, même traité. Et elle rappelle à cet égard qu’en matière de restauration, la conservation aura d’autant plus de chances de durer qu’elle aura mêlé les traitements préventifs avec les traitements curatifs. D’ailleurs point n’est utile de juger les pratiques de nos prédécesseurs, leurs erreurs étant source d’enseignement et les pratiques actuelles n’étant pas dénuées de défauts. L. Cardot rappelle en outre que les dépouilles n’ont pas vocation à rester perpétuellement dans les collections quand elles ne transmettent plus de connaissances ou qu’elles ne servent plus. Dans ce cas, l’inhumation s’impose.

 

          Pour finir sur cet ouvrage dense, passionnant, englobant les champs de la connaissance les plus divers concernant ce domaine sensible et assez inédit, citons l’une des phrases de la conclusion : «  S’intéresser aux morts, c’est avant tout chercher à comprendre ce qu’ils peuvent nous apprendre sur les vivants » (p. 147).